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12 juillet 2013 5 12 /07 /juillet /2013 11:11

Pour saluer la réédition de La Fille manquée aux éditions GayKitschCamp/Questions de genre, voici le "prologue" de ce roman écrit en 1900 (la même année que Le Soupçon) et publié chez Genonceaux en 1903.

La Fille manquée a déjà été évoqué sur ce blog ici et . Au sujet de l'homosexualité, il faut consulter l'article "Amour" de l'Encyclopédie anarchiste.


La Fille manquée (1)

 

Prologue

Je crois voir un moine qui, dans une cellule à peine meublée, médite. Il est assis sur une chaise de paille, devant une table de bois blanc. Dans un coin, le lit attend son prochain sommeil, lit rude, fait de quelques planches, d'un peu de paille, de deux draps rugueux et d'une couverture bise. Ce moine a mon visage délicat, imberbe, féminin et, sous la robe grossière qu'une corde noue à la ceinture, s'agite la souplesse frêle de mon corps. Ce moine, c'est moi- même.

D'où vient que je m'apparais sous cette forme d'une façon si nette, presque hallucinatrice ? D'où vient que mon fauteuil douillet est une chaise qui blesse ? Pourquoi mon bureau élégante, commode, couvert de bibelots jolis, est-il, à mes yeux de plus en plus fous, une table nue ? Je sais bien pourtant où je suis. Retenue par ma mémoire obstinée, le vérité lutte en moi avec le mensonge contradictoire que proclament mes sens : tel un rêveur inquiet n'ignore pas qu'il dort dans son lit et cependant se voit autre part. Je suis, je m'en souviens, dans ma bibliothèque toute peuplée de meubles aux figures souriantes et voluptueuses, dans ma bibliothèque qui, sans les livres, semblerait un boudoir trop grand. Pourquoi donc, yeux méchants et apeurés, m'affirmez-vous autour de moi les sévérités d'une cellule ?

C'est que, depuis des heures, ma méditation est la méditation d'un moine : je songe, écœuré, aux ignominies de ma vie ; je songe, tout soulevé d'espérance, à la mort...

Sur la fausse table de bois blanc, l'hallucination me montre une tête sans yeux, sans nez, sans lèvres, une tête tout en os et en vides, ce qui, dans quelques années, restera de ma tête. C'est que, sur le bureau réel, à l'endroit même où s'arrondit cette horreur fantômale, mes regards, dans les secondes où ils revoient le vrai, distinguent un autre petit meuble tout aussi macabre et qui dirige ma pensée. Crosse sur le cuir gaufré, canon appuyé à mon encrier, j'ai placé, tourné vers moi, me visant et qui ne me manquera pas, un pistolet chargé. Tout à l'heure même, j'ai posé sur ma tempe la gueule qui crachera du plomb. J'ai tâté et j'ai tâtonné. J'ai choisi l'endroit. Je sais où, dans quelques mois, j'appuierai ce froid pour mourir.

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Mourir ? Est-ce qu'on meurt ?

Non, on ne meurt pas, on change de peau. Je suis un serpent que brûle sa peau salie et qui va entrer heureux au trou souterrain de l'hivernage, d'où il sortira avec un vêtement frais, souple, propre.

Mais qu'est-ce que j'attends pour me réfugier au trou souterrain ?

       Voici :

La mort m'apparaît comme un voyage vers de nouvelles destinées. Mais j'ignore la durée du voyage et s'il ne se fait point sous un tunnel obscur et pénible que peut-être la mort doit creuser devant lui.

Une chose me frappe. Tous les mourants, paraît-il, revoient leur vie entière. Que signifie, au moment du départ, cette course dans le passé ? Une seule explication me satisfait : le mourant « fait son paquet » pour le voyage. — Le mot est, je crois, de La Fontaine. — Il réunit ses bonnes actions, ses bonnes pensées, ses bons sentiments, pour emporter ce viatique. Il emporte aussi ses fautes, comme une expérience qu'il serait imprudent de laisser perdre. Avant de s'enfoncer sous terre, il attache à son front rougissant cette gênante mais indispensable lampe de mineur.

Puisque je devance la destinée, je dois me donner le temps des préparatifs. Je ne ferai pas mon paquet, comme la plupart, en une hâte trépidante. Je recueillerai avec soin, avec méthode, les souvenirs dont il doit se composer, je les placerai dans un ordre heureux ; j'en formerai peut-être un accord de la prochaine harmonie. Je vais, agonisant de plusieurs mois, revivre ma vie en pensée, l'enfermer complète et condensée au flacon précis de la parole écrite.

Ces mois de mort lente ; ces mois où je sentirai sur ma tempe la morsure froide du pistolet, où je sentirai sur tous mes membres les vers du tombeau, grouillants valets de chambre chargés de me dépouiller des vêtements salis, de me livrer nu à la prochaine robe propre..., j'espère que ces mois me seront une première purification. Le moine étrange qui a mes traits et qui essaie d'expier mon passé a cet espoir : ces journées et ces nuits données à ma confession d'agonisant me seront comme une mort préventive dont le juge me tiendra compte ; elles rendront moins pénible et plus court l'affreux voyage souterrain vers la prochaine aurore.

 

(1)Le manuscrit de François de Taulane, que nous publions aujourd'hui, ne porte aucun titre. Pour le présenter dans le monde, il a bien fallu lui donner un nom et nous nous sommes fait, par force, le parrain de l'enfant trouvé. — Sauf dans la seconde partie, où les dates marquent de nécessaires repos, l'auteur n'avait indiqué de divisions d'aucune sorte. Il a fallu rendre ces pages lisibles en brisant leur masse compacte et en l'éclairant par divers artifices typographiques. — Un vers d'Alfred de Vigny,

L'homme a toujours besoin de caresse et d'amour

se retrouve souvent en haut des pages, en bas, en marge, à toutes les places libres, ou même perdu dans le texte et sans qu'on puisse correctement l'y rattacher. Il nous a semblé parfois une excuse murmurée, parfois un sanglot qu'on retient, plus souvent un grand cri venu du fond de l'abîme, un appel qui n'espère pas. Nous avons cru être aussi fidèle que possible au sentiment de l'auteur en mettant ce vers en épigraphe. — L'éditeur vient de s'accuser des seules modifications (combien extérieures et combien inévitables !) qu'il se soit permises.

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