On peut lire dans le dernier numéro du Grognard (1) un entretien entre votre serviteur et Henri Viltard au sujet du dessinateur Jossot, ainsi qu'un magnifique texte de Jossot : « En dehors du troupeau ». Henri a travaillé sur Jossot pour sa thèse (2) et lui consacre un site internet fort bien fait : Goutte à Goutte.
Cet entretien a été réalisé il y a déjà pas mal de temps, et je le destinais au départ au présent blog. On y parle finalement assez peu de Jossot dessinateur, mais plutôt de la dimension philosophique du personnage. Jossot a pu être considéré comme anarchiste, dans la mesure où ses dessins s'en prenaient vivement à des cibles comme la bourgeoisie, la police, l'église, l'armée, etc. Cependant, un peu comme Ryner, il n'a jamais vraiment revendiqué cette étiquette. Plus déroutant, il va se convertir à l'islam, peut-être autant par anticolonialisme (il habitait en Tunisie) que par recherche mystique. Il semble cependant que cet épisode musulman ait été plutôt éphémère. Mais vous lirez tout cela dans Le Grognard (ou sur ce blog quand je mettrai le texte en ligne, ce qui arrivera bien un jour ou l'autre).
On peut quand même donner tout de suite quelques informations sur les relations entre Jossot et Han Ryner, d'autant que nous disposons depuis peu d'éléments nouveaux.
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Il y a des convergences indéniables entre les deux hommes : ce sont tous les deux des individualistes, des « en-dehors » ; aucun des deux n'est tombé pendant la guerre dans le piège de l'« union sacrée » ; tous deux sont antidogmatiques y compris par rapport à d'éventuels dogmes révolutionnaires ; tous deux sont anticléricaux tout en restant attirés par la quête métaphysique, le mystère au sens spirituel... Et ils ont été collègues de plume au moins dans deux périodiques, Le Bonnet rouge et Le Journal du Peuple.
On ne sait pas s'ils se sont rencontrés, mais ils ont correspondu, au moins épisodiquement, à la fin des années 20, début des années 30.
Le point de départ de leurs échanges a probablement été l'envoi par Jossot à Ryner de sa brochure Le Sentier d'Allah, publiée à compte d'auteur en 1927 et dans laquelle il raconte sa conversion à l'islam et son initiation au soufisme. Henri Viltard a en effet retrouvé un exemplaire de l'ouvrage dédicacé ainsi à Ryner :
A Han Ryner / dont la pensée, malgré les apparences, / est sœur de la mienne. / Abdou-l'-Karim Jossot.
Cet envoi devait être accompagné d'une lettre dans laquelle Jossot évoquait son intention de publier un nouveau texte, L'Evangile de l'inaction.
Ryner lui a alors proposé de parler de ce texte à José Almira, le directeur des éditions Radot (3). Nous en avons l'assurance par une lettre de Jossot à Ryner, dénichée par Henri (voir ici) et datée du 4 avril 1927. Jossot écrit :
Pardon de vous assommer avec ma prose, mais l'offre que vous me faites de parler de mon évangile de l'inaction à monsieur Almira est trop aimable pour que je ne vous en remercie pas.
Il précise :
Cette brochure, toute différente du Sentier d’Allah, peut sembler un ramassis de paradoxes ; en mon esprit elle est une protestation contre l’agitation moderne.
Notons que la même lettre se termine par ces mots :
Encore une fois tous mes remerciements et mes regrets de ne pas être entré en relation avec vous plus tôt, alors que j'habitais encore Paris.
Tout cela nous conforte dans l'idée que l'envoi du Sentier d'Allah marque le début des relations entre Jossot et Ryner.
Au dos de la lettre, figure quelques notes fort peu lisibles de la main de Ryner, desquelles il ressort qu'il a effectivement dû proposer à Almira le texte de Jossot, ainsi que d'autres manuscrits d'amis (Louis Prat et Ludovic Réhault). Ces démarches ont sans doute été suivies d'effets pour Prat et Réhault que l'on retrouve au catalogue de Radot, mais ce ne fut pas le cas pour le texte de Jossot (4).
« L'Evangile de l'inaction », bientôt rebaptisé « L'Evangile de la paresse », figurera finalement dans Le Fœtus récalcitrant, édité lui aussi à compte d'auteur, en 1939 seulement.
La lettre du 4 avril 1927 apporte des précisions concernant ce texte :
En notre époque où l’on ne songe qu’à gagner de l’argent elle sera considérée comme l’élucubration d’un vieux fou. Tant mieux : lorsque les agités nous décernent un brevet de folie c’est que nous sommes près de la sagesse. Nous vivons en une époque où les penseurs sont obligés de se replier sur eux-mêmes et où ceux qui aiment l’Humanité ne savent pas si leur amour est plus fort que leur dégoût.
Dans l'entretien du Grognard, Henri nous donne un extrait de l'opuscule :
Quelle folie que l’agitation ! Quelle erreur de la considérer comme la Panacée qui guérira le monde ! Toujours et partout nous nous heurtons à cette horripilante manie ; elle nous interdit de vivre la vie naturelle, le doux état primitif où l’on avait qu’à cueillir les fruits pour se nourrir.
Il est vrai que ce geste constitue un effort ; mais ce n’est pas un effort pénible, non plus que construire une cabane pour s’abriter ou tisser des étoffes pour se vêtir.
Ces « travaux » si tu tiens à les dénommer ainsi, feraient partie intégrante de notre existence : ils seraient une distraction, un repos pour l’esprit. Avec joie, avec amour nous les accomplirions ; mais nous laisser abrutir par des besognes fastidieuses, inutiles, avilissantes, malsaines ou dangereuses, cela c’est le mal : nous devons nous y soustraire.
Ce n’est pas facile, je le reconnais, en la charmante civilisation dont nous jouissons ; mais plus on se détache des besoins qu’elle nous a créés, plus on peut se passer d’argent.
Les mets succulents, les vêtements à la dernière mode, les autos confortables, les appartements luxueux ne constituent pas une richesse : en les possédant tu restes un pauvre bougre, tandis que si tu limites tes besoins au strict nécessaire, tu deviens plus riche que Crésus.
On voit bien la convergence avec la sagesse épicuro-stoïcienne exposée par Ryner, dans le Petit manuel individualiste notamment :
Quand nous serons capables de mépriser pratiquement tout ce qui n'est pas nécessaire à la vie ; quand nous dédaignerons le luxe et le confortable ; quand nous savourerons la volupté physique qui sort des nourritures et des boissons simples ; quand notre corps saura aussi bien que notre âme la bonté du pain et de l'eau : nous pourrons avancer davantage [vers le bonheur].
On retrouve d'ailleurs dans un article de Jossot récemment mis en ligne par Henri des formulations extrêmement proches de celles qu'utilise Ryner dans le Petit manuel :
Elle nous dicte certains devoirs, entr’autres celui d’aimer tous les êtres vivants : elle nous apprend aussi à supporter les horreurs de la civilisation avec stoïcisme et indifférence, car ces horreurs appartiennent au-dehors et ne doivent pas affecter notre raison.
L’individualisme nous montre que l’humanité ne progresse pas moralement et que les progrès matériels qu’elle a réalisés n’ont servi jusqu’ici qu’à nous rendre l’existence plus difficile en nous créant des besoins nouveaux.
[...]
Le sage n’attache aucune importance aux formes gouvernementales et ne fait point appel au pouvoir pour obtenir des adoucissements à sa vie non plus qu’à celle de ses semblables : il sait que l’injustice sociale est indestructible ; mais il s’efforce, autant que cela lui est possible, de réparer les injustices particulières.
S’il constate son impuissance devant la tyrannie, il s’interdit, du moins, d’être un tyran et refuse d’exercer certaines fonctions rétribuées par le gouvernement et qui l’obligeraient à emprisonner, à condamner ou à tuer.
L'article date de 1930, et on a vraiment l'impression d'une paraphrase ou d'un résumé, peut-être un peu brutal, du Petit manuel. Je pense qu'il y a au moins chez Jossot réminiscence.
En tout cas, l'on comprend bien pourquoi Jossot écrit encore à Ryner dans la lettre du 4 avril 1927 :
Etre compris par vous seul me dédommagerait amplement d’être vilipendé par la foule.
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Tout ce que je viens d'exposer, nous le savions au moment où l'entretien a été réalisé. En revanche nous ignorions si la correspondance entre Ryner et Jossot s'était arrêtée là, ou avait pu se poursuivre.
Daniel Lérault et moi avons pu retrouver récemment deux nouvelles lettres de Jossot, datant de 1930.
La première est datée du 15 décembre 1930. Elle commence par « Cher ami », alors que l'épistole du 4 avril 1927 débutait par « Cher monsieur ». On peut donc supposer que les relations Jossot/Ryner n'ont pas été nulles pendant les quelques années qui séparent les deux envois, et qu'au contraire elles se sont approfondies.
Jossot propose à Ryner de collaborer à une revue nommée L'Appel au cœur qu'il compte créer. J'ai demandé à Henri s'il avait des informations sur cette revue, mais il en ignorait jusqu'à présent l'existence. Sur ce projet, réalisé ou non, voici donc ce que Jossot en dit lui-même
Je veux essayer d'élever les individus au-dessus de la haine en leur montrant le Beau, le Bon, le Vrai. Utopie, n'est-ce pas ? mais ça vaut mieux qu'aller au dancing. En tout cas cet essai de compréhension et de fraternisation est à tenter en ce pays où sévissent, plus que partout ailleurs, la haine et la discorde. (haine de races, conflits d'intérêts, etc. etc.)
De ma revue seront rigoureusement bannis les sujets qui divisent les hommes (politique, religion, etc.) mais les articles de philosophie, sociologie, littérature, etc. seront accueillis avec gratitude surtout s'ils sont imprégnés de bonté et de fraternité.
Par la seconde lettre, datée du 25 décembre 1930, on apprend que Ryner a décliné l'offre mais autorise la reprise de ses textes :
Je regrette que vos travaux ne vous permettent pas de collaborer à « l'appel au cœur ». Je compte profiter de votre autorisation pour donner quelques coups de ciseaux dans votre œuvre.
Je ne me fais aucune illusion en entreprenant mon apostolat : je sais que les brutes ne sont pas transformables ; mais quelques consciences sont égarées parmi elles et c'est à ces consciences que je m'adresserai.
Jossot remercie également Ryner pour l'envoi de son dernier ouvrage, Crépuscules, et témoigne de son admiration pour Elisée Reclus, qui est l'un des personnages dont Ryner romance la mort dans ce livre. Il indique enfin qu'il a lu des ouvrages de Louis Prat.
Au sujet de Crépuscules, il écrit
j'y ai retrouvé votre philosophie souriante que devraient posséder tous ceux qui, comme nous, approchent du trou-terminus.
On retrouve l'emploi de ce terme de « trou-terminus » par Jossot dans l'extrait de ses mémoires, Goutte à Goutte, que l'on peut lire sur le site d'Henri. Jossot, né en 1866, arriva au trou-terminus en 1951. Ryner le précéda de 13 ans, mais nous ne savons pas quelles ont pu être leurs relations entre 1930 et 1938.
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En dehors de la reproduction de la lettre du 15 décembre 1930 et de la dédicace du Sentier d'Allah, les autres images sont reprises du site d'Henri Viltard, dont je vous recommande à nouveau la visite.
Henri a préparé une édition annotée de la correspondance de Jossot, édition qui n'attend... qu'un éditeur. En attendant, on peut en lire quelques extraits ici.
En revanche, un ouvrage sur Jossot (signé Henri Viltard, of course) devrait être publié en 2010, et la même année nous pourrons visiter une exposition à lui consacrée !
Notes
(1) Ce numéro du Grognard contient par ailleurs et entre autres un conte féroce et jouissif de Fabrice Petit ("Dessus, Dessous") et un article de Guyseika qui m'a bien plu : "Vive la mort !" — rien à voir avec le délicat slogan franquiste, heureusement, il s'agit là d'une réflexion autour des promesses biotechnologiques de prolonger radicalement la durée de la vie des individus.
(2) Jossot et l’Epure décorative (1866-1951). Caricature entre anarchisme et islam, thèse d'Histoire de l'art, soutenue à l'EHESS le 10 décembre 2005) — cf. ici.
(3) La Vie éternelle et L'Amour plural ont été édités chez Radot. Et Ryner a préfacé un livre de José Almira : Rires de marbre.
(4) En consultant le catalogue de la BNF, on s'aperçoit que l'activité des éditions Radot est presque toute entière concentrée sur les années 1926-1928. Peut-être la publication du texte de Jossot a-t-elle été envisagée, mais n'a pu aboutir du fait des difficultés de l'éditeur.