V
Société(s)
Dans sa « Note préliminaire » à L’Individualisme dans l’Antiquité, Han Ryner indique qu’« à deux reprises, [il a] parlé complètement devant un public populaire de cette histoire de l’Individualisme antique ». Il semble qu’une quinzaine d’années séparent ces deux occurrences.
L’Individualisme dans l’Antiquité parut en 1924 aux éditions de L’Idée Libre, dont s’occupait André Lorulot. Nous savons que le 18 novembre 1923, Ryner parla de « l’Individualisme antique et ses applications au présent » à la Maison Commune (33). Mais il est probable que la brochure était déjà écrite, ou en cours d’écriture, à ce moment. Les conférences qui auraient dû être sténographiées sont sans doute celles qu’il donna à l’« Université du Peuple » en 1920 : le 10 mai, Socrate et les sophistes ; le 17, Aristippe et Épicure ; le 31, les cyniques ; le 7 juin, les premiers stoïciens ; et le 14 juin, Épictète et le stoïcisme romain (34). Ryner ne rédigeait jamais ses causeries à l’avance. Il préparait un plan rapide et s’aidait de notes parfois nombreuses. Ces notes lui ont certainement servi pour composer la version imprimée, et il a également pu réutiliser des parties d’articles parus en périodiques (35).
Par ailleurs un prospectus de l’Université Populaire du Faubourg Saint-Antoine « La Coopération des Idées » nous apprend qu’entre novembre 1905 et juillet 1906, Ryner donnait un cycle de huit conférences sur « La Pensée individualiste chez les Anciens », ceci faisant partie d’une plus vaste Histoire de l’Individualisme qui devait se poursuivre l’année suivante (36).
En 1905, précisément, paraît le Petit manuel individualiste. Pastichant le catéchisme sous forme de questions-réponses, Ryner s’y livre à une sorte d’examen de conscience : « Il n’y a pas ici un maître qui interroge et un disciple qui répond. Il y a un individualiste qui se questionne lui-même (37). » Sous cet angle, ce Petit manuel n’est finalement rien d’autre qu’une application du « Connais-toi toi-même ».
De la dimension d’une brochure, il comprend sept courts chapitres. Le premier s’intitule : « De l’individualisme et de quelques individualistes ». Ryner donne comme exemples cardinaux d’individualistes Socrate, Épicure, Jésus et Épictète, et il cite les spécificités de chacun. Il précise cependant au deuxième chapitre (« Préparation à l’individualisme pratique »), à propos de la pensée de ces quatre personnages : « Elle pourra m’être utile. Mais je ne me représenterai jamais ces grands individualistes comme des modèles. » Et il ajoute : « Je me les représenterai comme des témoins. Et je désirerai qu’ils ne blâment point ma façon d’agir (38). »
La charge subversive du Petit manuel n’explose réellement qu’au quatrième chapitre, « De la société ». Ryner y livre, sous une forme lapidaire, un jugement extrêmement négatif sur toute société :
En fait, l’oeuvre sociale n’a aucun caractère de liberté. Les ouvriers y sont subordonnés les uns aux autres. Leurs efforts ne sont pas les gestes spontanés et harmonieux de l’amour, mais les gestes grinçants de la contrainte (39).
Il ajoute deux lignes plus loin :
Le sage considère la société comme une limite. Il se sent social comme il se sent mortel.
C’est pour cette raison qu’il se permet de critiquer l’anarchisme, alors même qu’il en est très proche – car comment qualifier autrement que d’anarchiste quelqu’un qui proclame qu’il y a deux crimes : celui de commander, celui d’obéir ?
L’anarchiste croit que le gouvernement est la limite de la liberté. Il espère, en détruisant le gouvernement, élargir la liberté. […] La vraie limite n’est pas le gouvernement, mais la société. Le gouvernement est un produit social comme un autre. On ne détruit pas un arbre en coupant l’une de ses branches (40).
Alors, que faire ? Si le sage « se défend de toute espérance », il ne se laisse pas aller pour autant à la résignation :
La société est inévitable comme la mort. Sur le plan matériel, notre puissance est faible contre de telles limites. Mais le sage détruit en lui le respect et la crainte de la société, comme il détruit en lui la crainte de la mort (41).
Dans Le Rire du sage, paru de manière posthume, mais probablement achevé dans les années 1920, Ryner se montre plus nuancé et équilibré :
[…] on a tort, à tous les points de vue, quand on oppose l’état de nature à l’état de société. Ce que l’on peut distinguer, non chronologiquement mais analytiquement, c’est la société naturelle et la société civile.
Il m’est naturel de désirer la société des autres hommes. Ce qui est artificiel, ce qui est dépravation du besoin naturel, c’est le goût de vivre dans une société hiérarchisée, d’y occuper une place définie, de n’y être pas ce que ridiculement on méprise sous le nom de « déclassé ». Ce qui est en partie artificiel et complètement détestable, c’est la lâcheté d’obéir et la brutalité de commander (42).
On retrouve à nouveau l’opposition, chère aux Antiques, de la Nature et de la Cité, des lois non écrites et des lois écrites. Il ne s’agit pas de la nature biologique ou physique : celle-ci n’est ni bonne ni mauvaise, ou plutôt, dès que le regard humain s’y attarde, elle apparaît effroyablement mêlée de bon et de mauvais. Ryner précise plus loin :
La société naturelle n’est donc, à mes yeux, ni la société primitive, ni la société future ; elle est la partie juste de toutes les sociétés. Elle est gouvernée par l’ensemble des lois non écrites auxquelles le sage obéit et qui lui rendent méprisables les lois écrites.
Sous la gangue de la société civile, elle existe partout. Nulle part, elle n’est pure et dégagée (43).
Tout cela suggère bien une méthode d’action : s’il ne s’agit pas de chercher à renverser un gouvernement par quelque bouleversement violent à la manière des insurrections classiques, il reste toujours la possibilité de vivifier au maximum et à tout niveau, cette « partie juste », constituée par l’ensemble des rapports horizontaux, libres et fraternels, en un mot an-archiques, que comprend toute société, et qui subsistent malgré tout, même sous la plus sclérosée des dictatures. Cela peut se faire de façon diffuse, permanente et individuelle, dans la manière d’agir au plus ordinaire du quotidien, ou de façon plus nodulaire, par la construction d’alternatives sur le long terme ou la création de situations plus ponctuelles (à la manière des « Zones Autonomes Temporaires » conceptualisées par Hakim Bey) (44).
Dans cette optique, Ryner soutint des essais de « milieux libres », ces communautés expérimentales mises en place par des anarchistes dans la première moitié du XX e siècle. Soutien sincère mais sans grandes illusions cependant. Il écrit ainsi dans un article de 1919 :
Nos socialistes, voire nos anarchistes, sont pour la plupart tournés vers le dehors et demeurent moralement des hommes peu supérieurs à la moyenne. C’est pourquoi les milieux libres qu’ils tentent, formés sur le modèle de leurs créateurs, ont bientôt les défauts de la société banale ! et, comme ils sont libres au moins à l’entrée et à la sortie, on ne tarde pas à s’évader.
Mais il ajoute aussitôt après :
Pourtant l’histoire connaît des « milieux libres » qui ont réussi pendant une durée remarquable. Les premiers chrétiens vécurent en communauté. Six siècles auparavant, les Pythagoriciens avaient réalisé la Maison des Amis. Les Épicuriens, pendant plusieurs siècles, ont formé de grandes ou petites communautés. On trouverait d’autres exemples (45).
Ces communautés antiques étaient-elles vraiment comparables aux « milieux libres » des années 1920, comme le considère Ryner, ou aux communautés des années 1970 et aux squats actuels ? Je n’en suis pas persuadé…
Il n’en reste pas moins que l’hostilité, ou le mépris, pour ce que Ryner appelle la « société civile » est bien présent chez les philosophes antiques, de la manière la plus évidente chez les Cyniques, mais également dans les autres courants étudiés dans L’Individualisme dans l’Antiquité. Quand, dans le Petit manuel individualiste, Ryner écrit :
Quelles sont les fonctions dont s’abstiendra l’individualiste ?
L’individualiste s’abstiendra de toute fonction de l’ordre administratif, de l’ordre judiciaire ou de l’ordre militaire. Il ne sera pas préfet ou policier, officier, juge ou bourreau.
Pourquoi ?
L’individualiste ne peut pas être au nombre des tyrans sociaux (46).
… il reprend, et transpose à peine, deux préceptes d’Épicure :
XV. [Le sage] ne sera ni magistrat, ni chef dans sa nation.
XVI. Il n’aspirera pas à la tyrannie (47).
La pratique des textes anciens a trop longtemps été utilisée à des fins de conservation sociale, et c’est la grande leçon de Han Ryner que d’avoir montré qu’elle peut aussi servir à l’émancipation des individus, en tout lieu, en tout temps. Pour cela, il s’agit avant tout de changer son point de vue. Ainsi, même la doctrine stoïcienne des choses indifférentes, si commodément donnée pour pâture à des générations de jeunes gens dont on souhaitait qu’ils en fassent un miel de résignation, se trouve soudain hissée au rang d’un « positivisme du vouloir (48) ».
J’ai écrit plus haut que, comme Platon « platonisa » Socrate, Ryner avait tendance à « rynériser » les penseurs qu’il aimait. On peut alors être tenté de considérer qu’il n’opère dans L’Individualisme dans l’Antiquité rien d’autre qu’un détournement de la pensée des Antiques. Mais ceux qui le précédèrent dans l’exposé de ces philosophies ne firent certainement pas mieux en reconduisant les anciens poncifs et en projetant ceux de leur temps. Ryner a eu le mérite de prendre en compte ceci qu’il affirme haut et fort, et qui me semble véritable :
Aux mensonges solennels de l’histoire, le révolutionnaire vaincu est toujours déformé.
[…] Un individualiste est un révolutionnaire battu d’avance sur le plan matériel.On change une loi ou un gouvernement. On ne supprime pas toute loi et tout gouvernement. En outre, l’individualiste a contre lui tous les partis, et non pas seulement, comme le démocrate, le parti qui par ses richesses, sa naïve infatuation, ses mensonges intéressés et la servilité des historiens, réussit le mieux à déshonorer ses adversaires. L’ennemi des lois a donc renoncé à ce que les imbéciles et les lâches appellent son honneur. S’il se reste fidèle à lui-même, s’il éprouve un égal écoeurement devant les brusques conversions lucratives et devant les lucratives et subtiles évolutions à la Maurice Barrès, il sera calomnié aussi longtemps qu’on se souviendra de lui ou il sera adapté après sa mort.
Cette gloire déformatrice est réservée aux très grands (49).
Notes
(33) Mention en est faite par Hem Day dans sa liste des conférences de Han Ryner pour la période 1921-1926, contenue dans Han Ryner 1861-1938 – Visage d’un centenaire, Éditions Pensée & Action, 1963, p. 147.
(34) Cette liste est établie par Louis Simon dans une chronologie inédite (manuscrit se trouvant dans les archives des Amis de Han Ryner).
(35) C’est le cas pour la partie consacrée à la platonisation post mortem de Socrate, très largement reprise d’un article paru en octobre 1922 dans la revue Les Primaires, et intitulé « Combat autour d’un cadavre ».
(36) Le lecteur contemporain remarquera au passage que Michel Onfray n’a pas inventé grand chose avec sa Contre-histoire de la philosophie, même si l’on reconnaîtra qu’il a donné à cette entreprise une ampleur inégalée.
(37). Petit manuel individualiste, op. cit., p. 7.
(38) Ibid., p. 26.
(39) Ibid., p. 37-38.
(40) Ibid., p. 42.
(41) Ibid.
(42) Le Rire du sage, in Un Art de Vivre, op. cit., p. 205.
(43) Ibid., p. 235-236.
(44) Cf. Hakim Bey, TAZ – Zone Autonome Temporaire, L’Éclat, 1998. Texte accessible sur Internet.
(45) « Les vrais révolutionnaires », in Notre Voix, 26 octobre 1919 (republication dans Comment te bats-tu ? et autres textes, articles choisis et présentés par C. Arnoult, Le Grognard<.cite> n° 16, décembre 2010).
(46) Petit manuel individualiste, op. cit., p. 46.
(47) Apophtegmes et maximes d’Épicure, À l’enseigne du Pot Cassé, 1937, p. 88.
(48) Cf. L’Individualisme dans l’Antiquité, p. 114-115 de la présente édition.
(49) « Combat autour d’un cadavre », in Les Primaires, octobre 1922 (republication dans les Cahiers des Amis de Han Ryner, n o 28).