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14 juin 2008 6 14 /06 /juin /2008 15:58

Acquis au Salon du Livre Libertaire (voir ici), cet essai de Caroline Granier sur quelques "utopies anarcho-littéraires d'il y a un siècle". On verra que Les Pacifiques (1914) y est étudié, et La Fille manquée (1903) évoqué.

Caroline a soutenu en 2003 une thèse intitulée : "Nous sommes tous des briseurs de formules" : les écrivains anarchistes en France à la fin du XIXè siècle, travail extrêmement intéressant que j'ai déjà eu l'occasion de signaler et que l'on peut lire intégralement (sauf les annexes ?) sur Internet (). Elle reprend dans Quitter son point de vue une petite partie de la matière contenue dans sa thèse. Sont donc présentés et analysés sept romans conçus entre 1874 (La Commune de Malenpis, d'André Léo) et 1905 (Terre Libre, de Jean Grave). Ces études sont précédées et suivies de textes de Michel Anthony, spécialiste des utopies libertaires.

Aux utopies traditionnelles qui décrivent des sociétés contraintes à l'extrême par un maillage rigide d'institutions et de règlements, les libertaires opposent des mondes imaginaires sans doute moins achevés mais qui laissent du champ aux individu-e-s, au hasard, à l'expérimentation, ne se présentant jamais "comme un modèle directement transposable dans le réel" (p.20). Les utopies libertaires sont ouvertes, les utopies traditionnelles sont fermées. Il ne s'agit alors plus de "remplacer un dogme par un autre, mais d'inciter à repenser toutes les certitudes sur lesquelles se fondent notre jugement" (idem). Les fictions libertaires faisant appel à l'utopie vont donc chercher à faire contraste entre ces certitudes moulées aux formes de l'époque et des possibles fondus au creuset de l'imaginaire, estampés aux matrices d'autres valeurs. Le plus frappant est alors la variété et la subtilité des approches mises en œuvre dans ce but.

Ainsi le premier livre étudié, La Commune de Malenpis, "conte" d'André Léo (pseud. Léodile Champseix), joue sur trois temps en contrepoint : il y avait une commune "qui se gouvernait à sa guise" (p.23) et les habitants n'y vivaient pas mal ; séduits par le clinquant d'un royaume voisin, ils finissent pas s'y rattacher et tout va de mal en pis dans la commune de Malenpis ; la monarchie est balayée — au sens propre comme au sens figuré — et tout rentre dans l'ordre, car "le bonheur et l'ordre véritable ne sont pas ailleurs que dans la liberté" (p.35).

Si l'utopie d'André Léo reste quand même, me semble-t-il, en lisière de l'anarchie, celle de Jean Grave dans Terre Libre se veut clairement une illustration de ce que pourrait être une société anarchiste. Ecrite pour des enfants, cette histoire est celle de révolutionnaires déportés en Nouvelle-Calédonie, transformés par la grâce d'un naufrage en robinsons libertaires sur une île déserte. Leur organisation a pour antithèse celle des soldats chargés de les convoyer — certains parmi ces derniers finissent par rejoindre les "terrelibériens".

Si vous avez lu les dix premiers chapitres des Pacifiques (disponibles ici), vous aurez pu constater le procédé utilisé par Han Ryner : l'immersion d'un narrateur des plus conformistes dans une société radicalement non-violente donc anarchique, qui à la fois l'attire et le répugne, vacillant cependant au seuil de la compréhension mais finissant, pour retrouver quelque équilibre, par refuser définitivement de "quitter son point de vue solide de français et d'homme du vingtième siècle" (p.49). L'anarchie ne coule pas de source et il y a bien des raisons de ne pas la désirer, à commencer par l'inconfort d'abandonner "la joie énivrante de commander, la joie rassurante d'obéir" (p.47). Mais vous pourrez lire cette étude ici.

Les Porteurs de torches de Bernard Lazare fonctionne selon un procédé inverse : un étranger semblant venir d'une contrée nommée "Utopie" parcourt un pays imaginaire mais assez semblable à l'Europe de la fin du XIXè siècle. C'est ce voyageur utopique qui va porter sur tous sujets (magistrature, armée, économie, art, charité, résignation) la contradiction dans la société conforme, non point tant à la manière d'un apôtre, mais plutôt comme un Socrate praticien de la maïeutique.

Quant aux deux romans de Louise Michel, il semble qu'il nous faille nous-même au préalable changer notre point de vue pour en goûter la saveur, comme nous y invite Caroline Granier. Si Les Microbes humains et Le Monde nouveau sont écrits dans le même style que la nouvelle récemment publiée dans Brèves (voir ici), je comprends bien pourquoi. Lire une fiction de Louise Michel est une expérience déroutante  : l'intrigue foisonne, nous force tantôt à nous perdre dans des sentiers touffus de digressions, tantôt à franchir des précipices de sous-entendus ou de non-dits, le tout dans une langue qui emprunte à tous les registres sans souci d'harmonie, dans une syntaxe rocailleuse, sur un rythme haché, souvent proche du langage parlé — à tort ou à raison, les mots d' "art brut" me viennent à l'esprit. D'où une impression de délire, de vision hallucinée. Y brillent d'ailleurs quelques pépites : "Un tas de pschuteux, gratin verdegrisé de races fainéantes, popotent dans les coins les plus chauds de l'établissement" (p.56). Toute cette étrangeté sert finalement cet objectif : "avoir sur son époque un point de vue lointain" (p.63), ce qui est encore un moyen de quitter son point de vue. Et effectivement, dans Les Microbes humains, Louise Michel décrit son époque, un monde en décomposition d'une noirceur terrible, cependant que de nouvelles forces entrent en scène et amènent un peu de lumière. Lumière qui illumine l'utopie imaginée dans Le Monde nouveau, suite des Microbes : une colonie anarchiste en Australie, qui n'est pas sans ambiguité. La colonie sera détruite, mais en Europe, "le renouveau de l'humanité se prépare" (p.62).

Le dernier ouvrage étudié est Escal-Vigor de Georges Eeckhoud. C'est un roman utopique car y est décrit un amour homosexuel qui n'a aucune honte de s'avouer, chose très rarement décrite en littérature à l'époque. Caroline Granier lui oppose La Fille manquée de Han Ryner :

La plupart des romans sur les homosexuels se focalisant sur le thème du détraquement. Même s’ils se veulent audacieux, indécents, subversifs... la peinture des tendances considérées comme « malsaines » n’est en fait que le moyen de remettre de l’ordre dans le désir : les femmes à leur place (c'est-à-dire aux côtés des hommes !), et l’homosexuel toujours contrit et repenti. D’un côté, le romancier nous montrera le » sacré » (la jeune fille chaste et rougissante, la nuit de noce...), de l’autre le » dégoûtant » (les perversions, la prostitution...). Très révélateur de cette pensée dominante est le roman de Han Ryner intitulé La Fille manquée, publié en 1903. Malgré les idées libertaires de son auteur, cette histoire d’un homosexuel refoulé reste empreinte de tous les préjugés de l’époque. Le roman se présente comme la mise en forme par l’auteur d’un manuscrit, dont le narrateur est un dénommé François de Talane [Taulane, en réalité - Note de C. Arnoult]. Le manuscrit est daté de l’année 1899 (l’année, justement, où paraît Escal-Vigor). L’enfance de François se déroule dans un internat, où les jeux sexuels constituent la principale occupation des collégiens. Adulte, François n’assume pas son dégoût des femmes, et fait des tentatives pour vivre avec sa cousine Lisa, puis avec des prostituées. Malgré son goût pour les hommes, il est réticent à reprendre des relations homosexuelles. Des considérations vaguement psychologiques et déterministes tentent d’expliquer l’anomalie du narrateur : son enfance orpheline entre une tante sèche et ses deux cousines qui le martyrisent, la seuls figure aimante étant celle de son oncle, ne pouvait que le rendre réceptifs aux caresses viriles de ses condisciples de l’Institution Saint Louis de Gonzagues. On apprendra ensuite que le narrateur est en fait amoureux de sa cousine Lisa : c’est donc un amour dédaigné qui l’avait poussé à la débauche. On retrouve l’idée que l’homosexualité est une perversion qu’une meilleure organisation pourrait éviter. Pour le narrateur, les caresses entre hommes sont forcément » infâmes », » ignobles ». Il est indiqué à plusieurs reprises que les rapports sexuels entre hommes sont contre-nature, par exemple lorsque le narrateur insiste sur la douleur ressentie lors de la pénétration :

» Il m’a imposé l’étreinte horriblement douloureuse qui oublie que la fille manquée n’est point tout à fait une femme, que l’amant presque amante n’a point d’organes pour la volupté passive et que mon corps ne peut être pénétré que dans la souffrance ».

L’univers des homosexuels de Han Ryner est désespérant de souffrance, de refoulement, et de conformisme : la morale qui régit les rapports entre hommes est tout à fait semblable à la morale courante » qui admire Don Juan et méprise la femme facile ». Le narrateur est sans cesse déchiré par des désirs impossibles à satisfaire, et lorsqu’il épouse sa cousine, il ne peut avoir de rapports avec elle sans être pris d’un long et profond malaise qui met sa vie en danger ! Finalement, ce n’est pas tant l’homosexualité, que la sexualité en général qui apparaît comme problématique, chargée de mauvaise conscience. Tout à l’inverse de la sexualité des personnages de Georges Eeckhoud, qui est signe de vie et de liberté : on mesure, par ce détour, l’originalité du romancier belge, qui a su s’émanciper du discours dominant de l’époque. (pp.68-69)

Je n'irai pas chercher à défendre Ryner, d'autant que je n'ai pas encore eu la possibilité de lire La Fille manquée. Caroline Granier vise juste lorsqu'elle conclut que "ce n’est pas tant l’homosexualité, que la sexualité en général qui apparaît comme problématique". La souffrance sexuelle est encore traitée à la même époque, c'est-à-dire vers 1900, dans un roman "fangeux" — c'est Ryner lui-même qui le qualifie ainsi —, Le Soupçon, dans lequel un jeune marié sombre dans la jalousie obsessionnelle après qu'il a conçu des doutes sur la virginité de son épouse au moment de leurs noces — tiens ! voilà qui semble encore obséder certains de nos contemporains... En revanche, il serait inexact de penser que Ryner eut toujours eu une vision aussi désespérante de l'homosexualité. Pour s'en convaincre, on n'aura qu'à lire l'article "Amour" de l'Encyclopédie anarchiste (ici). De même, dans Prenez-moi tous ! (1930) et Les Orgies sur la montagne (1935), les évocations d'amours homosexuelles n'apparaissent pas comme malsaines, me semble-t-il.

Voici donc quelques utopies libertaires parmi celles imaginées en langue française. Et le domaine francophone ne représente encore qu'une petite partie de l'ensemble, puisque Michel Anthony nous apprend que les textes à connotation utopique sont encore bien plus nombreux en langue espagnole — ce qui ne nous étonne guère. Pour aller plus loin, on ne manquera pas d'aller consulter les remarquables travaux, très riches, du même Michel Anthony, mis à disposition sur le site des Ressources sur l'utopie, sur les utopies libertaires et les utopies anarchistes. On y retrouvera d'ailleurs le texte de Caroline Granier (mais ce n'est pas une raison pour snober l'édition papier, toujours plus agréable à consulter !).

Références :
Caroline GRANIER
“Quitter son point de vue” — quelques utopies anarcho-littéraires d'il y a un siècle
Introduction & conclusion de Michel Anthony
éditeur : Éditions du Monde Libertaire
collection : Pages libres (ISSN 1158 8438)
date de parution : décembre 2007
ISBN : 9 782915 514087
format : 14 x 21,5 cm, 117 pages
prix public : 10 euros
Pas de ©. Reproduction libre en citant la source.


Table des matières

  • En guise d'introduction — Variété et richesse des utopies libertaires par Michel Anthony p.3
  • Caroline Granier : “Quitter son point de vue” — quelques utopies anarcho-littéraires d'il y a un siècle
    • La fiction, l'utopie et le désir p.16
    • “Cet ordre-là est un vrai désordre” : La Commune de Malenpis, d'André Léo p.23
      • Une commune libre p.24
      • La contre-utopie, ou ce qu'il en coûte d'être sujet p.28
      • La République n'est plus un mot p.32
    • L'utopie anarchiste de Jean Grave : Terre Libre p.37
      • L'association anarchiste idéale p.38
      • Vivre au présent p.40
      • La révolte gronde en Europe p.42
    • Han Ryner : Les pacifiques ou le changement de point de vue p.44
      • Jacques ou le mâle (mal) français contemporain p.46
      • Les mots de l'utopie p.48
    • Bernard Lazare :l'utopien propagandiste des Porteurs de torche p.60
      • L'accoucheur des âmes p.51
      • Le jardin des paroles p.52
    • L'utopie délirante : Les Microbes Humains et Le Monde nouveau de Louise Michel p.54
      • Le monde animal p.55
      • Un roman noir p.57
      • La fin du vieux monde p.60
      • Vers l'utopie p.62
    • Georges Eeckhoud : Escal-Vigor, une utopie sexuelle p.66
      • Les homosexuels entrent en littérature p.67
      • “Une perversion qui relève de la pathologie” p.70
      • Sexualités et décadence p.71
      • Les libertaires et l'utopisme sexuel p.73
    • Ouvrages cités p.77
  • En guise de conclusion : des anarchistes historiens de l'utopie par Michel Anthony p.79
    • Une dynamique équipe lyonnaise en faveur de l'utopie : IRL-ACL p.99
    • L'esprit utopique libertaire comme remise en cause permanente et dialectique du monde et des utopies : WIDMER p.105
  • Table des matières p.111
  • Les Editeurs : Les Editions du Monde Libertaire p.113
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