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5 août 2007 7 05 /08 /août /2007 19:55

Un extrait du roman Les Pacifiques. Une utopie non-violente dans une moderne Atlantide...
Roman que j'aimerais voir réédité !


Les dix premiers chapitres
[I] [II] [III] [IV] [V] [VI] [VII] [VIII] [IX] [X]
et la couverture


I

Voici, volontairement incomplète, imprécise et mensongère, une relation de voyage. Je ne tromperai pas, comme un voyageur banal, pour étonner, pour intéresser, pour donner la nostalgie du pays fou où me jetèrent des circonstances singulières. J'espère éviter tout crime contre ma patrie et contre la civilisation moderne ; j'espère n'inspirer à personne le désir de retrouver l'île perdue. La vie étrange qu'on y mène effraie d'abord, mais ensuite elle s'empare de vous comme un vertige. Je ne réussis plus qu'avec de grands efforts à comprendre ses séductions lointaines ; mais, quand j'y étais plongé, je leur ai souri quelque temps et, du plus intellectuel au plus grossier, tous mes compagnons, à une exception près, s'y sont englués définitivement. Nul matelot ne lira ce livre : voilà un point sur lequel je suis bien tranquille. Mais il risque de tomber aux mains de quelques rêveurs. Ces déséquilibrés verront ici - et je ne voudrais pas qu'ils sortent éblouis de la vision - un immense paradoxe vécu depuis des siècles par des hommes innombrables ; ils y verront une utopie qui a trouvé sa place, qui s'est fixée sur un territoire immense et qui s'y développe harmonieusement et logiquement comme une pensée de monomane. Puisse le savant mélange que je présente, vérités et mensonges, naïve exposition et restrictions habiles, guérir ces lecteurs inquiets, au lieu d'empirer leur état ! Mais ce n'est pas pour ces misérables affolés de liberté ou de fraternité, pour ces lamentables gangrenés d'absolu, que j'écris. Si je n'avais songé à des gens plus intéressants, certes je me serais abstenu. Mon livre indiquera à quelques physiciens et à quelques horticulteurs d'utiles directions pour leurs recherches : c'est mon but, mon espérance et mon excuse.

*
*  *

Le nom de notre vaisseau, son port d'attache,le but vers lequel nous nous dirigions,l'endroit où nous nous trouvions : autant de renseignements que je dois refuser. Je ne suis pas de ces canailles qui, sous prétexte d'exactitude, vulgarisent les formules de poison et indiquent les chemins de mort. Je suis tenté de commencer avec la souriante négligence des contes populaires : « Il était une fois un navire sur la mer. » Vous ne connaîtrez ni mon nom ni celui d'aucun de mes compagnons. Le capitaine s'appellera « le capitaine », comme le navire s'appellera « le navire ». Je m'appellerai Jacques. Le seul camarade, sans doute, dont je parlerai particulièrement se nommera Charles. Je crois inutile d'avertir que ces deux prénoms sont supposés.

*
*  *

Sous l'intense lumière,la mer était une beauté noble. Les flots glissaient en mouvements robustes et qui jouent. Charles l'helléniste et moi, nous regardions, muets longtemps,le rythme berceur fait de force et de paresse. Mais mon ami rompit le silence charmé et ce fut, sur un océan de rêverie étale et imprécise, une vague soudain jaillissante, presque brutale, de pensée qui se dresse et retombe.

- Le beau pays  ! dit-il.

Parole absurde d'abord, noire comme une sottise et sans signification apparente, mais à travers quoi il me semblait bientôt deviner la lueur de je ne sais quel sens mystérieux qui appelle et qui fuit, irritant. Je tournai vers Charles un regard soupçonneux et, très bête, - je savais que je disais une bêtise et je ne pouvais pas ne pas la dire, - je demandai à ce garçon grave, austère, ignorant du rire et de la fantaisie :

- Je crois que tu te paies ma tête ?

Blessé de la supposition, blessé de la vulgarité avec laquelle je l'exprimais, il s'écarta et laissa tomber ces mots dédaigneux :

- Décidément, tu es de ceux auprès desquels il vaut mieux se taire.

Je fus sur le point d'injurier mon ami ou de m'injurier moi-même. Une colère me soulevait - contre qui ? contre lui ? contre moi ? contre le rythme de l'eau dans la lumière, qui me paraissait monotone maintenant et ennuyeux ? Contre tout à la fois. Faute de savoir choisir un but, mes sarcasmes restèrent immobiles, renfermés comme balles en cartouchière.

Appuyé au bastingage, je regardais le mouvement de la mer, toujours calme et égal à lui-même. Son uniformité sans but, sans bornes, inlassablement répétée, fatiguait mes yeux et ma pensée. Dans mon esprit inondé, les flots affirmaient, pour la durée comme pour l'espace, je ne sais quelle ressasseuse et nauséeuse monotonie. Je murmurai enfin dans un bâillement :

- Ennuyeuse éternité !...

Echo qui contredit et qui raille, Charles répondit : - Admirables changements l

Il s'était assis sur un banc et tenait à la main un livre ouvert. Je criai :

- Tu es bien banal, si tu admires une agitation piétinante et toujours la même. Il me semble qu'il faut être plus jeunes que nous pour s'émerveiller encore au cycle des saisons ou pour s'ébahir de ce que la vague qui monta retombe et de ce que tout sommet a pour compagne nécessaire une vallée. Ah ! le jour et la nuit, rythme d'un large bâillement qui ne se ferme que pour se rouvrir !

Le garçon sérieux ricana :

- Tu as de belles dents et j'aime quand tu bâilles.

J'allais répliquer - quoi ? quelle sottise ?... Il ne m'en laissa pas le temps. Il demanda :

- Sais-tu où nous sommes ?

- Non... Et c'est ça qui m'est égal... Tu vois une différence, toi, entre quarante-cinq ou quarante-six degrés de latitude ou entre cinquante degrés de longitude est et cinquante degrés de longitude ouest ? Tu as vraiment de la chance !

Mais lui :

- Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Je crois que nous sommes en ce moment sur l'Atlantide.

Je remarquai négligemment :

- L'Atlantide, un nom que j'ai entendu ou lu quelque part. Mais, pour moi, ce n'est qu'un nom. Je regardais, en une curiosité vague, sommeillante, la mer qui rapidement changeait d'aspect. Les flots, joueurs tout à l'heure comme des enfants heureux, étaient maintenant des travailleurs qui peinent. Des herbes innombrables et monstrueusement fortes arrêtaient leur élan. Avec des millions de bras presque pas frémissants, les lourdes algues retenaient l'océan, comme un peuple obstiné de femmes retarderait la marche d'une armée. La mer, pâlie par son effort de plus en plus vaincu, perdait, avec la grâce libre de ses gestes, la beauté de sa couleur. Parmi tous ces écheveaux dont elle emmêlait la laideur luisante, gluante, jaune et plate, l'eau se traînait boueuse, harassée, livide.

Charles avait cherché un passage de son livre. Il lisait du grec avec une emphase péniblement soulevée. Puis il traduisait le texte effarant :

Une puissante armée, partie de l'Océan Atlantique, envahit insolemment l'Europe et l'Asie. Car alors on pouvait traverser cet Océan. II s'y trouvait une île située en face du détroit que vous appelez les colonnes d'Hercule. Cette île était plus grande que la Lybie et l'Asie réunies.

- Oui, - ricanai-je, - je me rappelle maintenant. L'Atlantide, une grande île, en effet, perdue par les anciens. Mais Christophe Colomb l'a retrouvée. Un savant m'a expliqué que ton Atlantide s'appelle aujourd'hui l'Amérique.

Mais lui :

- Ton savant se trompait. - Qu'en sais-tu ?

- Les anciens connaissaient et l'Atlantide et l'Amérique.

Les gens qui louent à l'excès les connaissances de l'antiquité me blessent comme ceux qui vantent trop les étrangers. L'homme de bien considère son siècle aussi comme une patrie et il accepte avec enthousiasme le devoir d'exclure de son amour les époques mortes pour lesquelles il ne peut rien. Déclarer un siècle supérieur à notre siècle, proclamer un pays supérieur à notre pays, ce sont hostilités contre nous et formes condamnables de la misanthropie. Celui qui sait aimer les hommes sait préférer les plus proches. Je haussai les épaules à l'affirmation injurieuse de Charles et je murmurai une vague formule de blâme :

- Allons donc !...

Les ennemis de la Raison, de la France et du Progrès sont des maîtres dans l'art d'interpréter les textes. L'helléniste, de nouveau, lut glorieusement une phrase grecque. Puis il traduisit :

Les navigateurs passaient de l'Atlantide sur les autres îles et de celles-ci sur le continent qui borde cette mer.

Il conclut, sans l'ombre d'une hésitation :

- Le continent qui borde cette mer, voilà l'Amérique.

- D'où vient que tes anciens, s'ils connaissaient l'Amérique, n'y allaient jamais ?

Mais un sophiste systématique a réponse à tout : - Après la disparition de l'Atlantide, - prétendit Charles, - l'océan n'était plus navigable. Ecoute encore Platon :

De grands tremblements de terre et des inondations eurent lieu. En un seul jour, en une seule nuit fatale, l'île Atlantide disparut sous la mer, et c'est pourquoi aujourd'hui encore on ne peut ni parcourir ni explorer cette mer, la navigationtrouvant un obstacle insurmontable dans la quantité de vase que l'île a déposée en s'abîmant.

Il continua d'expliquer. Tous les anciens constatèrent cette impossibilité de naviguer dans un océan de boue qui se défendait encore par de gigantesques fucus, hostiles, obstinés et inextricables comme un troupeau immensément serré de pieuvres. Couverte en quelques heures d'une mince couche d'eau, l'Atlantide continua longtemps, continue peut-être encore, de lentement s'enfoncer. Pendant des dizaines de siècles, elle fut moins une mer qu'une terre délayée et enlizeuse, une prairie infinie d'herbes flottant dans de la vase et que le reflux, au temps d'Aristote, découvrait encore. Ceux qui tentèrent l'aventure ne parlent qu'avec effroi de cette étendue folle, sol qui cédait sous le moindre poids, mer qui ne cédait devant aucun effort. Christophe Colomb ne pouvait venir avant son temps. Il fallait bien attendre, pour traverser l'Océan, que l'infranchissable mer des Sargasses ne fût plus l'Océan tout entier.

Je fis lever Charles. Je lui montrai le singulier milieu dans lequel nous naviguions, le réseau de plus en plus serré des herbes, la boue de moins en moins liquide. Il dit :

- Nous entrons dans ce qu'il resta de la mer des Sargasses. Je croyais le passage impossible.

- Alors, - demandai-je en une inquiétude mal définie, - tu t'imagines vraiment que nous sommes sur l'antique Atlantide ?

- J'en suis sûr ! affirma-t-il.

Et il résuma ce qu'on sait sur l'île, perdue depuis onze mille ans. Peu de chose, en somme. Nulle autre source que deux dialogues de Platon : le Timée qui contient sur l'Atlantide quelques lignes incidentes et pauvres; le Critias, dont nous ne possédons qu'un court fragment. Dans ce dernier ouvrage, l'auteur voulait conter, d'après une tradition recueillie en Egypte par Solon, une glorieuse victoire des anciens Athéniens sur les Atlantes. Il débute par des renseignements peu croyables sur la noble moralité et la généreuse politique des Athéniens préhistoriques. Puis il passe à leurs adversaires. Il nous expose, après l'origine mythique de ces enfants de Neptune, leurs grands travaux agricoles et guerriers, les canaux qu'ils creusaient, les remparts qu'ils dressaient, toute une vie énorme et harmonieuse.

Charles répétait enthousiaste, en grec et en français, la fertilité de la terre, l'ingéniosité des habitants, la puissance de l'empire. Il rabâchait la description, les guerres, la constitution politique, les temps de vertu et de prospérité. Puis il lamentait la décadence morale et la colère des dieux. Enfin, d'une voix qui pleure comme sur une noble destinée trop tôt interrompue par la mort :

- Hélas ! - déplorait le grotesque savant, - là s'arrête le dialogue inachevé ou aux trois quarts perdu...

Dans tout ce récit absurde et incertain, un détail m'avait frappé par, sa bizarrerie précise. Les Atlantes possédaient en abondance un métal qui ne se trouvait que chez eux et qui a disparu avec leur île. C'était, l'or excepté, le plus précieux des métaux. Platon nous le fait connaître par un nom qui ne répond plus à rien et par une épithète homérique. Cette richesse évanouie, il l'appelle « l'orichalque aux reflets de feu ». Elle était si commune dans le pays qu'on en revêtait beaucoup de monuments et jusqu'à des remparts.

J'interrompis mon ami pour lui faire remarquer de nouveau l'aspect de plus en plus effrayant de la mer. C'était maintenant, lourdement épaisse et immobile, une prairie. Plus une goutte d'eau, semblait-il. Seulement une vase presque solide collait, agglutinait ensemble tout le peuple immense et dense des sargasses. Le navire se traînait, ralenti, coutre fatigué qui ouvre un pénible sillon. Contre le bord se soulevait, frémissant à peine, un remous de boue et d'herbes. Derrière la charrue, le sillon retombait comme une double draperie et la mer refermée redevenait je ne sais quoi de laidement pesant, de tristement égal, d'obstiné et d'immobile.

En ce moment, le capitaine vint à passer près de nous.

- Capitaine, - demandai-je, - il me semble que nous ne filons pas vite ?

- Nom de Dieu, non ! - dit le marin en riant. Le navire est comme une pauvre faux mal foutue et sans manche qui s'accroche et s'embarrasse au milieu d'une prairie trop épaisse.

- La mer des Sargasses ! - dit Charles.

- Oui, je me suis un peu écarté de la route ordinaire. Je vais donner des ordres nouveaux. Le raccourci que j'avais imaginé nous retarderait vraiment trop.

- Est-elle encore grande, capitaine, cette mer des Sargasses ?

- Peuh ! dix fois la France, tout au plus.

- Et aucun navire ne la traverse jamais ?

- Pour sûr, alors ! ... J'étais loin moi-même de cette prétention. Une toute petite sécante d'une cinquantaine de lieues semblait devoir m'arranger. Je m'étais trompé ; j'y renonce.

Il s'éloigna.

- Diable ! - maugréait-il, - nous aurons du mauvais temps, cette nuit. Je ne voudrais pourtant pas que le grain nous surprît sur ces sacrés hauts-fonds.

Il n'avait pas fait trois pas qu'un phénomène effrayant se produisit. Le navire, claquant, pencha de l'avant, pencha de l'arrière, balancé par une force mystérieuse.

- Qu'est ceci ? dit le capitaine.

- Un tremblement de mer, - répondit Charles. La même secousse étrange eut lieu deux fois encore ; puis ce fut, autour de nous, un bouillonnement formidable. L'eau, avec de grands bruits glougloutants, se soulevait et s'affaissait, non point sur le rythme des vagues, mais par énormes bonds verticaux. Aussi loin que nous pouvions voir, la vase bouillait et les sargasses, vivantes et vertes tout à l'heure, fanées maintenant et cuites, s'agitaient dans le vaste bouillonnement. Nous étions comme perdus dans une immense marmite pleine d'herbes. Et jamais chaleur pareille ne m'avait fait souffrir dans pareille inquiétude.

Charles dit négligemment :

- La mer des Sargasses eut toujours un régime volcanique.

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