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10 avril 2009 5 10 /04 /avril /2009 18:49

[Avant-Propos] [I] [II] [III] [IV] [V] [VI] [VII] [VIII] [IX] [X] [XI] [XII] [XIII] [XIV] [XV] [XVI]


Chapitre XV

La dernière bataille. — Mort de Gabrielle. — Pourquoi je voulus me tuer et pourquoi je ne me tuai pas.

Où prendre la force d'écrire ce qui reste à raconter ? Je suis un assassin. Le croyant qui a commis un crime se retire en quelque ordre sévère et muet, s'enferme en un cloître et se frappe à grands coups de discipline. Il a le courage de toutes les pénitences dont sa ferveur fait des joies.

Moi, je suis emprisonné dans le souvenir de mon forfait. J'enfonce en moi, chaque jour, les clous du remords, et je hurle parfois en me tordant sous les lanières de la honte. Voici le dernier, le grand coup de discipline. Ne recule pas, misérable.

J'étais sorti en criant mes blasphèmes. Toute la nuit, j'allai au hasard, comme un fou échappé, dans la campagne sinistre. Puis je revins, brisé, et je m'étendis sur mon lit, faisant de grands efforts pour contenir en moi ma souffrance hurlante.

Ma femme entra. Quelques instants, elle tourna par la chambre, timide, embarrassée, comme quelqu'un qui doit dire des paroles difficiles et dangereuses.

Enfin, elle marcha, brusque, vers mon lit. Et, tombant à genoux :

— Je n'ai jamais été qu'à toi, mon adoré. Pardon, mon pauvre ami, pardon de t'avoir menti !

J'éclatai d'un rire douloureux et insultant. Je me soulevai sur un coude et je dis, furieux :

— Toutes les femmes sont menteuses ; aucune ne l'est autant que toi. Elles répugnent aux aveux ; mais, une fois la faute reconnue, elles ne viennent plus contredire la vérité.

— Mais, mon bien-aimé...

— Tais-toi, orgueil.

— Mon bien-aimé, j'ai dit ce que tu voulais. Dans l'espoir de t'apaiser. Mon mensonge ne sert de rien, je le vois. Tu souffres davantage et moins noblement. Laisse-moi me relever comme j'en ai le droit et te relever autant que je le pourrai.

D'un bond je fus devant elle, debout. Et je criai :

— Mais, enfin, voyons, je sais. Il est des signes qui ne trompent pas.

— Et s'ils t'avaient trompé ? — dit-elle toujours à genoux, les yeux débordants de larmes, la figure chavirée — oui, s'ils t'avaient trompé et si depuis treize ans tu me faisais souffrir, à moi innocente, cet abominable supplice ?

Je me taisais, effrayé. En une sorte d'hallucination, je voyais mes doutes comme une armée vague qui fuyait et qui revenait. Et à chaque retour, et à chaque débandade, ces êtres imprécis me criaient : « Bourreau ! bourreau ! » Cependant, ma douce Gaby continuait :

— Oui, si tu t'étais trompé ? Sont-ils bien certains, ces signes ? Et es-tu bien sûr qu'ils manquèrent ? Si j'étais, à ce moment-là, une pauvre innocente trop ignorante. Je n'ai rien vu, je n'ai rien remarqué, je ne puis rien te dire. J'étais une enfant. Je ne savais rien, absolument rien. Je n'avais même jamais lu un roman. Tu t'es trompé, mon adoré. Depuis treize ans, tu me fais souffrir injustement ; depuis treize ans, tu te fais souffrir pour une erreur.

Elle s'était levée et elle m'embrassait. Sur mes joues humides de ses larmes, des larmes de mes yeux allaient couler. Et mon cœur allait se fondre en des joies de croyant qui retrouve son Dieu. Par malheur, elle voulut donner des explications, elle ergota en avocat, et les subtilités avocassières me font paraître toute cause mauvaise. Elle répéta :

— Je ne savais rien, absolument rien. Je ne savais même pas qu'on perd du sang. Et qui te dit que ma chemise de cette nuit-là n'eut pas les quelques gouttes qui, remarquées, nous épargnaient ces treize ans de bagne, ces treize ans de travaux forcés de la haine ? Ah ! mon pauvre proscrit, tu nous as exilés tous deux de la vérité et de l'amour. Amnistie les innocents que nous sommes.

Les larmes séchèrent dans mes yeux et j'eus un rire méprisant  :

— Tu déclames !

— Oui je déclame et je crie comme quelqu'un qui souffre. Mais, si tu le préfères, je vais raisonner avec calme, comme quelqu'un qui a raison. Si je n'avais pas été vierge et si j'avais été assez ignoble pour vouloir te tromper, c'était facile : je n'avais qu'à me marier au moment des pertes.

— Allons donc ! le sang qui coule avant est vu avant.

— Mais, mon ami, tu sais bien que c'est toujours le matin, après que tu m'as prise dans la nuit, que commence mon malaise. Tu sais bien que tes baisers le préparent et, sans doute, l'avancent.

— Peut-être. Mais, jeune fille, tu ignorais cette particularité de ton tempérament. Tu n'avais pas eu l'imprudence de te donner la veille, au moment dangereux...

Elle pleura plus fort :

— Oh ! mon bien-aimé, dans quelle ignoble discussion tu nous fais rouler. Ne sens-tu pas que je t'aime ? Ne sens-tu pas que je dis la vérité ? Il me semble pourtant que tu devrais le voir.

Et son baiser me meurtrissait la bouche, tyrannique, voulant imposer la conviction ; et ses mains, persuasives, me caressaient la joue.

— Tes caresses valent mieux que tes raisons. Résigne-toi à être aimée sans le mériter.

Mais elle me repoussa, s'enfuit, disant :

— A tout à l'heure.

Je restai là, sans pensée, ne sachant même plus que je l'attendais. Quand elle revint, après un temps que je ne saurais déterminer, de suite, en une hâte, elle me prit les mains, m'entraîna vers le lit. Elle semblait folle.

— Je te veux, dit-elle.

J'essayai de me dégager :

— Non, ce soir. Je n'aime pas la gêne des vêtements. C'est bon pour les amants, ces baisers furtifs et embarrassés.

Elle soupira, étrange :

— Ce soir, je ne serai plus ta femme. Sois, oh ! sois mon amant ce matin.

Et, tandis qu'elle prononçait ces mots incompréhensibles, ses yeux brillaient comme deux incendies.

J'obéis à l'ordre brûlant des yeux, à l'ordre inquiétant des paroles, à l'appel surtout de l'admirable corps souple qui, sous l'attente du baiser, déjà voluptueusement se tordait.

Mes lèvres sur ses lèvres, je fus sur le point de reculer, chassé par une puanteur bizarre. Et je me disais : « Que diable a-t-elle bu ? Mais elle est ivre. »

L'ardeur de son baiser excita le mien. Et, comme toujours, malgré les protestations de mon esprit, plus vives dans les caresses diurnes, mon corps l'aima.

Elle se tordit en un spasme inouï. Ses bras me serrèrent, entrèrent en moi, comme des cordages tournés par un treuil. Elle dit, dans des hoquets :

— Je meurs... pour te délivrer... Je suis innocente... C'est beaucoup... la mort... pour me punir... de mon innocence... Mais je meurs... dans tes bras... heureuse.

Elle se tut. Son corps s'immobilisa, affaissé sous le mien. Je criai :

— Ma Gaby, je te crois, je t'aime !

Et je me relevai, malgré ses bras indénoués, pour voir le rayonnement triomphant de ses yeux. Ses yeux étaient des reproches éteints. Et la question se dressa, effarante : « Serait-ce vrai ? Serait-elle morte ? »

C'était vrai. Elle était morte, morte en affirmant son innocence. Et je restai stupéfait devant mon œuvre, affolé d'avoir tué, d'avoir tué le seul baiser savoureux, affolé d'avoir donné cette vie et cette mort à l'innocente qui m'aimait. En ce moment, je ne doutai point : n'était-elle pas martyre, témoin de la vérité ? J'allai chercher mon pistolet, pour me tuer auprès d'elle.

Mais, l'arme sur ma tempe, je crus lire dans les yeux froids une moquerie et je vis le coin de la bouche morte sourire pour approuver mon geste et pour le railler.

Et je dis à demi-voix :

 

— Ton dernier soupir a menti pour te faire suivre dans la mort, infâme raccrocheuse !

Je jetai loin de moi le pistolet et je m'assis devant le cadavre. Je restai là jusqu'au soir, fou de douleur, ne sachant que penser, déchiré par des souvenirs, par des raisonnements, entraîné vers des intuitions soudaines qui fuyaient ou s'éteignaient — éclairs brusquement coudés, brusquement morts — au moment où je croyais les saisir et avec elles la vérité.

Cent fois, je la crus innocente et je souffris d'être le plus criminel, le plus vil et le plus aveugle des hommes. Cent fois je la déclarai coupable, et je m'irritai en la torture de jalousies plus âpres que jamais, puisque je ne pouvais plus crier ma haine, mon mépris et mon amour à la détestable, à l'ignoble, à l'adorable femme.

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