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29 mars 2009 7 29 /03 /mars /2009 15:42

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Chapitre XI

Le crime du système décimal. — Il me faut ma part. — Comment la confiance peut revenir. — J'ai plus que ma part. — L'aveu d'Amélie.

Je l'ai remarqué sur moi-même et sur mes clients de la cour d'assises : le système décimal imprime son rythme à nos passions. Chaque dizaine d'années qui va s'achever, chaque croix, — comme disent les paysans de mon pays, — m'alourdit de regrets et me soulève d'impatiences, m'écrase davantage sous mes désespérances et m'irrite de désirs plus âpres. J'attendis ma dixième année comme une entrée dans la terre promise : il me semblait que je devenais un homme ; malgré la sévérité froide de mon père, j'eus bien de la peine, ce jour-là, à ne lui point « chiper » une cigarette. L'approche de la vingtaine me donna une impression de force, d'énergie. Je chassai vigoureusement les chiens mordeurs du doute. C'est alors que je cherchai la page libératrice, alors que j'allai demander à la grosse Irma le renseignement sauveur. A cette époque aussi je me fis des ambitions politiques, en regrettant de ne pouvoir agir aussitôt. Alors enfin je vins m'établir dans la petite ville, commencer à plaider.

Même depuis que je suis un mort indifférent à tout, la venue de la quarantaine, de la cinquantaine, de la soixantaine m'a fait tressaillir au fond de mon sépulcre sous la lourde pierre de mon secret.

Le chiffre trente est celui qui m'a agité le plus. Trente ans est un des âges où beaucoup de maris s'irritent jusqu'à assassiner leur femme, où beaucoup de femmes empoisonnent leur mari. C'est, suivant le mot du Dante « le milieu du chemin de la vie » ; c'est le moment où l'on veut pénétrer dans l'enfer ou dans le paradis. C'est l'heure où beaucoup de jeunes gens croient se sentir vieux, s'exaspèrent de leur vie ratée, s'efforcent violemment ou sournoisement de la recommencer.

Je n'avais guère plus de vingt-neuf ans quand la découverte sur mes tempes des premiers cheveux blancs m'enfonça dans une méditation tristement égoïste. Je résumai mon existence en quelques accusations contre Gabrielle. Toute vie, sans doute, est manquée, mais ceux qui furent privés des ordinaires joies de la jeunesse me paraissaient singulièrement malheureux : je devais me hâter de les cueillir, ces pauvres fleurs, si je ne voulais pas les voir se faner et tomber effeuillées.

L'amour m'apparaissait comme le seul ou plutôt comme le premier but de la vie. Mon ambition de jadis parfois me faisait sourire. Quand je réfléchisais, je me rappelais qu'elle était venue à une époque où je croyais posséder l'amour. Et je me disais que nos besoins demandent à se contenter dans l'ordre suivant : les aliments, la femme, le pouvoir.

La femme ! la Vierge ! celle qui ne fut à aucun autre, je voulus la conquérir. Je me mis à la chercher autour de moi.

A cette époque, nous habitions la campagne. Je m'y étais réfugié contre les tentations de café. Dépaysée, mon ivrognerie, volontaire d'abord, habituelle ensuite, s'était dispersée. Je n'avais aucune distraction, sauf une grande Histoire du Scepticisme, dont je rassemblais les matériaux. Je n'espérais pas d'occupation à la fois intellectuelle et tendre : ma femme avait accouché d'une fille et je ne voulais pas essayer de mes mains maladroites cette délicate éducation.

Mon travail était en harmonie avec mon état d'âme. Je ne croyais pas à la vertu de Gabrielle : j'avais été un naïf de me laisser prendre à ses grands mots et à ses serments. Je ne lui parlais que d'un accent indifférent à peine teinté d'ironie. Je m'affirmais que sa faute était sans importance, ne m'infligeait plus aucune douleur. J'étais trop sage pour souffrir : tout m'apparaissait indifférent.

Et voilà qu'en ce grand calme, l'idée que mes trente ans approchaient et la vue de quelques cheveux blancs avaient soulevé une tempête. Je n'avais pas eu ma part de bonheur ; je n'avais plus que le temps de la prendre ; et je la voulais.

Dans l'isolement où nous vivions, quelle jeune fille m'apporterait la virginité désirée ? Bien des fois, j'avais remarqué les regards et les sourires d'Amélie, sa présence continuelle et comme frôleuse. Bien des fois j'avais cru le comprendre : de m'avoir fait une confidence, de m'avoir livré un peu d'elle secrète, elle m'aimait, désirait se donner toute ; consciemment ou non, elle s'offrait. Bien des fois, je m'étais dit en la regardant : « Si tout ne m'était pas égal... »

Or je me déclarais maintenant que tout ne m'était pas égal. Je la regardai mieux. Elle était jolie vraiment, gracieuse surtout ; et si humble ! Je décidai que je l'aimerais, que je ferais d'elle ma maîtresse. Et, quand elle m'aurait donné généreuse ce que l'Autre m'avait volé, je l'adorerais de reconnaissance et de bonheur. Le calme où je dormais depuis quelque temps était un repos superficiel sous lequel toujours veillait la souffrance diffuse ; par Amélie, l'anesthésie mauvaise d'une douleur toujours la même qu'on finit par croire ne plus sentir ferait place à la tranquillité joyeuse du désir réalisé.

Que ferais-je ensuite ? Me séparerais-je de Gabrielle pour vivre avec celle qui se serait donnée toute ? Je n'en savais rien. Mais, certainement, je n'aurais qu'une femme. Depuis quelque temps, d'ailleurs, je négligeais beaucoup « mes devoirs conjugaux » comme disent les braves gens, car le plaisir du corps était accompagné d'une hurlante souffrance intérieure et de l'impression d'un avilissement. Peut-être Gabrielle aurait-elle l'intelligence de ne pas voir. Sinon, un mot suffirait à la faire taire ou à la chasser. Je lui dirais : « Celle-ci était vierge.  »


Je n'ai pas besoin de me conter le début de mon intrigue avec Amélie : la victoire était remportée avant que fût commencé le combat.

Hélas ! le signe nécessaire (est-il vraiment nécessaire ?) ne se rencontra pas non plus cette fois.

Pourtant, dans l'ivresse du triomphe, mon orgueil ne voulut pas diminuer par un doute le prix de ma conquête. Je m'affirmai que le livre du docteur Albert disait la vérité et que ses paroles d'homme qui a trop bu furent des taquineries et des mensonges. Le vieillard s'était amusé à gâter le plaisir de don Juan, à cracher sur le fruit que ses mauvaises dents ne pouvaient plus croquer. Ce mauvais sentiment de l'envie est si humain . Comment n'avais-je pas deviné tout de suite, à la lueur de malice qui éclaira les petits yeux gris du docteur ?

Lorsque diminua la prime joie d'orgueil ; quand le plaisir de la nouveauté disparut ; au premier petit chagrin qui me vint d'Amélie : je songeai que le raisonnement qui valait pour elle valait aussi pour ma femme. Vaniteux, je m'affirmai que j'avais eu plus que ma part : deux virginités. Je me réjouis d'être un petit don Juan, moi aussi.

Une comparaison se fit en moi entre les deux femmes que j'avais possédées tout entières. Mon vieil amour pour Gabrielle, n'étant plus asphyxié des angoisses du doute, reprit de la force.

Elle ne s'était aperçu de rien, la chérie. La joie de mon retour l'épanouit, dit tout à ma maîtresse. Et je me trouvai pris entre les tendresses d'un amour confiant et les âpretés d'une passion qui de plus en plus s'exaspéra en jalousie.

Je jouissais d'un bonheur pervers mais très grand. Et, suivant ma coutume, je raisonnais ce que je sentais.

C'est étrange, me disais-je, comme on se trompe quand on déduit a priori, sans expérience, ou quand on admet sans vérification « les vérités de sens commun. » J'avais toujours cru que la joie d'amour exigeaitla mutuelle fidélité. J'éprouve le contraire. On ne sent que les différences et il faut passer d'Un baiser à un autre baiser, si on veut connaître toute la saveur des caresses. Sans Amélie, j'aimerais moins Gabrielle ; sans Gabrielle, je n'aimerais pas Amélie. Parce qu'il me manquait le point de comparaison, j'aimais mal Gaby ; je me faisais de la différence artificielle, en créant des chimères de malheur. La sagesse est de courir à chaque instant d'un bonheur à un autre bonheur.

Et j'étais fier de ma force, qui me permettait non seulement d'aimer deux femmes, mais de les fatiguer toutes deux de mes exigences.

Après quelques mois de cette vie, une lassitude physique vint. Et avec elle un dégoût. Et aussi un souvenir inquiet du premier amour d'Amélie. N'avais-je pas été naïf de croire que je possédais une vierge, d'oublier que ce premier amour avait pu, avait dû aller jusqu'au bout ? Pourquoi la jeune fille aurait-elle dit de l'Autre : « Je le hais ! » si elle ne lui avait rien sacrifié ?

De même que ma foi en Amélie me rendit quelque temps auparavant la confiance en Gabrielle, ma foi en Gabrielle empêcha les accusations contre Amélie de triompher immédiatement. Matériellement, les deux cas étaient semblables : soupçonner l'une, c'était risquer de soupçonner l'autre. Je me défendais vaillamment contre le double malheur. Quand l'objection se formulait en moi contre ma maîtresse, je la repoussais, douloureux et rapide, avec cet argument absurde, que comprendront les passionnés :

— Mais alors, il faudrait douter de ma femme !


L'affreuse pensée dont j'étouffais les grondements intérieurs finit par s'exprimer tout haut. Amélie me cherchait une de ces querelles jalouses qui me donnèrent d'abord des joies vaniteuses mais qui, depuis quelque temps, m'ennuyaient.

— Pourquoi ne m'aimes-tu plus ? demandait-elle.

Et elle répétait la question avec une âpreté farouche. Longtemps je répondis par des baisers, par des haussements d'épaules, par d'aimables : « Mais tu te trompes !... Mais je t'aime ! » Cependant l'interrogation non calmée revenait à chaque instant, tantôt anxieuse, tantôt violente. Enfin la réponse que quelqu'un faisait en moi m'échappa :

— Parce que j'espérais te trouver vierge.

A peine dits, ces mots m'étonnèrent. J'aurais voulu les rattraper. J'étais furieux contre moi-même, car, prononcés tout haut, ils me semblaient exprimer une calomnie abominablement folle.

J'étais d'autant plus indigné de ma grossièreté que la jeune fille, à travers de soudaines larmes, répliquait par un regard poignant. J'allais me jeter à ses genoux,lui demander pardon de cette injure sortie de moi par je ne sais quel mystère et à laquelle je ne croyais point.

Hélas ! Amélie parla avant moi. Elle dit, très humble et très amoureuse :

— Qu'est-ce que ça te fait, puisque je t'aime ? Il y a bien longtemps que je ne pense plus qu'à toi. L'autre ne m'a donné que de la souffrance ; tu es le premier et tu resteras le seul à m'avoir fait connaître la joie.

Contre moi elle se pressait, m'enveloppant de son désir. Ma jeunesse, éveillée par l'appel de ce corps jeune et désirable, par l'incantation de souvenirs heureux, triompha. Je ne luttai guère d'ailleurs, trop dédaigneux. La femme, m'affirmais-je., n'est qu'un instrument de plaisir et je fus un naïf de vouloir mettre du sentiment dans la jouissance.

Je me roulai avec Amélie en un besoin d'oublier tout. Je n'oubliai rien. Et voici que, dansle spasme d'amour, des injures me montèrent aux lèvres, jaillirent, irrésistibles, contre celle qui me donnait le spasme. Sous moi, elle se tordait vibrante. Et elle soupirait :

— Insulte-moi.... Bats-moi, si tu veux... Je ne t'en aimerai que davantage... Puisque je te dis que je t'aime.... que je t'aime !

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