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16 octobre 2008 4 16 /10 /octobre /2008 21:16

L'avant-propos (fictif) de l'éditeur se trouve au billet précédent.

Ci-dessous la très curieuse couverture signée Edmond Rocher (dont une citation sur Mérodack-Jeaneau nous intrigua ici), avec ce qui doit représenter les démons de la jalousie, splendidement crêtus et barbus !


[Avant-Propos] [I] [II] [III] [IV] [V] [VI] [VII] [VIII] [IX] [X] [XI] [XII] [XIII] [XIV] [XV] [XVI]


Le Soupçon

Chapitre premier

Cause et nature de ces confessions. — Ma naissance, mon enfance. — Mon premier caractère. — Mort de ma mère. — Rencontre de Gabrielle. — Émotion amoureuse. — Ma déclaration. — Mutuelles promesses d'amour éternel.

Les pages que je vais écrire ne ressemblent à rien d'écrit. Ce sont des confessions, d'une sincérité introuvable ailleurs. Jean-Jacques Rousseau a fait son apologie : le besoin de s'admirer en ses vertus et en ses vices, le besoin de reprocher les uns et les autres à la Société ont faussé tout ce qu'il dit de sa vie intérieure. Sairt Augustin a retourné son orgueil de jeunesse en humilité. Il a fait par écrit la confession publique des premiers chrétiens : on ne raconte pas avec une exactitude qui me satisfasse des actes qu'on réprouve ; on ne se fait pas connaître en se reniant. Il faut s'exprimer soi-même sans repentir et sans complaisance, sans étonnement tardif, se revivre naïvement, laisser se teindre chaque récit des sentiments éprouvés à l'heure de l'acte.

Cette candeur n'est pas possible quand les aveux sont destinés à être lus par d'autres. Moi qui écris ceci pour le brûler aussitôt terminé, je ne m'en ferai pas accroire à moi-même. Mais pourquoi est-ce que j'entreprends cette oeuvre vaine ?

Je veux revivre une bonne fois, en son entier, en son développement continu, ma vie passée dont les fragments reviennent me troubler à chaque heure du jour. Je fais un paquet bien en ordre de tout ce que je fus, pour le jeter, me délivrer de cette hantise. Je sourirai de mon effort heureux pour m'exprimer ; je ne sourirai pas moins de mon effort malheureux. La vanité d'écrire me soulagera de la vanité de me souvenir. Et puis le spectre regardé en face, courageusement, immobilisé devant mes yeux, mensuré suivant la méthode de M. Bertillon, ne résistera peut-être pas à cette épreuve. Tout au moins, lorsqu'il sera debout sous la toise, je verrai qu'il n'occupe pas tout l'espace, qu'il reste l'Infini à sa droite comme à sa gauche et au-dessus de lui et sous ses pieds cruels ; je le raillerai et me raillerai du peu de chose qu'est mon bourreau ; je changerai ma souffrance qui ne pleure même plus en souffrance qui éclate de rire. Et, si je parviens à le résoudre en chiffres, en lois, en quelque chose d'abstrait, ne sera-ce pas une façon de l'anéantir ? Essayons de transformer la chose sensible et pénible en idée indifférente, amusante à regarder.

... Mais quelle étrange fantaisie, de justifier un geste humain, de chercher les raisons qui nous poussent à telle folie active, plutôt qu'à telle autre !


J'ai aujourd'hui soixante-deux ans. Je suis né dans un château, à une demi-lieue d'un petit village, le 7 juillet 1833. Mon père, magistrat démissionnaire, avait pris dans sa courte carrière un grand dégoût des hommes et s'était enfui loin d'eux dans la paix et la sérénité de la campagne. Extérieurement, il n'avait rien du misanthrope ; d'ordinaire, même, on ne lui trouvait pas la raideur d'un juge, mais plutôt un air de bienveillance presque indifférente, un sourire d'indulgence un peu railleur.

C'est lui qui m'apprit à lire et à écrire. Puis il me mit au latin, qu'il savait bien, et au grec, qu'il ignorait presque autant qu'un professeur de l'Université, mais qu'il eut la conscience d'apprendre pour me l'enseigner. Il y joignit un peu de mathématiques et me fit beaucoup lire les écrivains français du XVIIe et du XVIIIe siècles.

Il était le plus doucement patient, le plus dévoué, mais aussi le plus froid des précepteurs. Je me sentais toujours gêné près de lui. Je ne pouvais pas m'exprimer la cause de mon malaise, qui restait vague. Aujourd'hui, je me rends compte que, fort paternel pour un maître, il n'était pas assez expansif et familier pour un père. Il me donnait son esprit charmant et solide, mais ne me laissait pas voir son âme : des sourires presque toujours, jamais de caresses. J'étais le plus docile des élèves, et le plus respectueux, et le plus tremblant d'admiration devant le Maître ; mais mon coeur se fût desséché au contact exclusif de cet homme sec ou réservé.

Une fois, je ne sais plus pourquoi, je négligeai de faire un devoir qu'il m'avait donné : peut-être, par extraordinaire, l'exercice était-il peu proportionné à mes connaissances et à mon ouverture d'intelligence de ce moment ; peut-être m'étais-je trouvé mal disposé ce jour-là. Mon père se contenta de sourire avec dédain et de dire :

— Aujourd'hui, Stanislas, vous ne méritez pas qu'on s'occupe de vous. Retirez-vous. Faites ce qu'il vous plaira. Quand vous vous croirez digne des attentions de quelqu'un, vous me le ferez savoir.

Je sortis tout en larmes. Je passai une heure à pleurer, à étouffer des cris et des sanglots. Puis je me mis au travail avec une rage d'orgueil. Quand j'eus quatorze ans, mon père me lut le programme du baccalauréat.

— Vous savez tout cela, me dit-il. Mais il nous faut une année pour mettre de l'ordre dans vos connaissances. Vous vous présenterez l'an prochain.

Je me présentai, en effet, avec une dispense d'âge, et j'obtins la mention très bien.

Je crois que mon père, qui avait si parfaitement réussi à m'instruire, eût été un éducateur excellent pour tout autre que pour un fils. Mais, comme il était celui qui me devait le plus d'affection et comme jamais il ne me fit entendre un mot du coeur, il me pénétrait de cette idée que les tendresses sont honteuses chez un homme, et sa direction exclusive m'eût roidi le caractère en un orgueil de stoïcien et en une timidité farouche de jeune fille.

Parmi les sentiments profonds qu'il m'inspira, je dois indiquer la haine du mensonge. Je ne me rappelle plus quelle petite demi-vérité je m'étais permise, en garçon tremblant qui n'ose avouer une faute minuscule. Mon père me fit cet étrange sermon :

— Certes, Stanislas, le mouvement de la parole ne doit pas traduire tous les mouvements intérieurs de notre être : si nous souffrons, par exemple, nous ne devons imposer à personne l'ennui de connaître notre souffrance ; si nous avons un bonheur, soyons assez indulgents pour éviter au voisin l'envie pénible. Mais le mouvement de la parole ne doit traduire que des mouvements qui sont réellement en nous. Chercher à deviner le visage caché sous le masque ou la vérité cachée sous le mensonge, c'est l'horrible métier d'un juge d'instruction, ou l'enfantillage d'un imbécile. Vous venez de mentir, Stanislas. De quinze jours, je ne vous adresserai la parole. Si vous retombiez dans la même faute, je ne vous parlerais plus jamais. C'est compris ?... Allez, faites ce qu'il vous plaira et revenez prendre votre leçon dans quinze jours.

Ce fut une des douleurs les plus déprimantes de mon enfance. Un peu plus tard, je remarquai avec terreur que mon père ne parlait jamais à ma mère et j'eus à repousser souvent un rapprochement qui revenait, obstiné, ronger le bord de mon esprit, comme le flot revient éternellement ronger le rivage.

Combien le vague soupçon était douloureux à mon amour profond pour ma mère, pour ma mère dont l'âme valait l'esprit de mon père ! Je ne veux pas me dire tout haut ses mérites. Il me semblerait commettre une impiété : louer, c'est se croire le droit de juger. Comme j'admirais en un tremblement l'intelligence claire et ornée de mon père, j'admirais ma mère en un attendrissement souriant, mais voisin des larmes et qui parfois y tomba. Elle, m'aimait uniquement, et, quand elle m'en avait donné toutes les preuves possibles, quand elle était au bout des paroles tendres et des tendres caresses, quand elle me pressait contre elle, au point de presque me faire mal, quand je pleurais de bonheur, des larmes aussi quelquefois jaillissaient de ses yeux. Je lui demandais :

— Pourquoi pleurez-vous, maman ?

— Je pleure de me sentir impuissante à m'exprimer tout entière. Je pleure parce qu'on ne parvient jamais à dire à ceux qu'on aime combien on les aime.

— Ne pleurez plus, mère. Je sais combien vous m'aimez. Vous m'aimez comme je vous aime.

— Non, mon petit Stani, Vous m'aimez autant que peut aimer un enfant. Moi, je t'adore autant que peut adorer une femme, autant que peut sentir une mère !

Ma pauvre maman, mon seul souvenir presque pur, qu'un mot, mal compris sans doute, de mon père me fit presque soupçonner, oh ! si jamais tu as menti, c'est que le mensonge peut être chose sainte. Mais non, tu n'as point menti : mon père s'est trompé, ou son éloignement pour toi avait quelque autre cause. C'est plutôt lui qui était coupable, coupable d'une faute sans conséquence entre deux êtres moins purs que vous ; mais qui te torturait, ô jalouse adoratrice de ceux que tu aimais ! et qui l'éloignait, l'isolait dans son orgueil, dans sa terreur des attendrissements. Pardonnez mes pensées, père roidi dans un refus de pardon, ou dans un refus de comprendre, ou dans un refus d'être pardonné. Je suis vieux maintenant : je sais qu'il n'y a pas de fautes humaines ; je sais qu'une fatalité intérieure est la cause unique de tous les malheurs et, si parfois j'ai la naïveté d'essayer de deviner, je n'ai plus jamais la folie de juger.

Ma mère mourut presque subitement, trois semaines après mon succès au baccalauréat, et ma première pauvre petite joie d'orgueil fut éteinte par le vent de ma première grande douleur.

En cette circonstance affreuse, mon père me donna une preuve d'amour de la sincérité dont la minutie me blessa.

Ma mère, depuis le jour de ma première communion, paraissait avoir renoncé à toute religion. Quelques heures avant sa mort, mon père rompit son silence tragique, pour lui dire :

— C'est de vous qu'il s'agit, Madame, non de moi. Malgré mes opinions personnelles, si vous désirez un prêtre, je vous prie de le dire : votre volonté sera faite.

Elle répondit, la bouche crispée d'un sourire douloureux :

— Non, Monsieur. Je n'ai rien à confesser.

Puis elle s'adressa à moi :

— Stanislas, asseyez-vous là, tout près. Donnez-moi la main. Quand je serai sur le point de mourir, si je ne puis plus parler, entendez l'appel de mes yeux et mettez vos lèvres sur ma pauvre joue. Je veux partir dans le baiser de mon fils. C'est le seul viatique dont j'aie besoin.

Quand elle fut morte dans ma caresse, dans mes larmes, mon père sortit, sans doute pour donner les ordres nécessaires.

Le lendemain matin, arrivèrent de la ville voisine les lettres de faire-part. Mon père, dans la chambre mortuaire, en lut une à haute voix. Rencontrant la mention « munie des sacrements de l'Église » :

— C'est faux, dit-il. Pas de mensonge !

D'un coup d'ongle, il raya ces mots.

La vulgaire recommandation : « Priez pour elle » l'irrita aussi :

— Pas de formule inutile !

Il alla vers le petit bureau de ma mère, où se trouvaient un encrier et une plume. Patiemment, méthodiquement, sur chaque exemplaire, il effaça le mensonge et la formule inutile. Je le regardais avec un étonnement qui était presque une indignation. Pour le justifier, je m'expliquai que, sous le coup de la douleur, ses facultés volontaires anéanties, il agissait comme un somnambule, guidé par des habitudes. Hélas ! je ne suis pas sûr que mon explication soit la bonne.

Je revis ma mère, vivante, dans mes rêves, toutes les nuits, pendant bien longtemps, jusqu'à ma première rencontre avec Gabrielle.


Le jour où, pendant ma deuxième année de droit, j'aperçus devant moi Gabrielle, marchant harmonieuse et grave, je courus presque pour regarder son visage. Son allure me rappelait si vivement tous mes souvenirs heureux que j'avais envie d'appeler : « Maman ! » Le visage, sauf la nuance bleu tendre des yeux, me parut tout à fait différent, détruisit le charme, me désola sur mon rêve anéanti. Mais, à la réflexion, je retrouvai des ressemblances et, dès les songes de ma première nuit, lés deux femmes se mêlaient, se confondaient. Puis, peu à peu, le visage de Gabrielle m'empêcha de revoir celui de ma mère, et je m'affirmai que c'était tout à fait le même. Cette impression a toujours grandi en moi. Mais, quand je m'interroge bien sincèrement, je crois que la demi-ressemblance fit naître l'émotion qui brouilla tout et acheva pour mes yeux la similitude, incomplète en réalité. Ce qui est certain, c'est que Gabrielle avait la taille, la démarche, les attitudes de ma mère. Elle avait aussi son abondante chevelure blond cendré et le sourire profond de son regard. Elle avait surtout sa voix, cette voix si douce que je ne pouvais l'entendre sans éprouver le besoin de pleurer de joie. Pour les traits du visage, franchement, je ne sais plus. C'est là le premier mystère de Gabrielle.

Pendant quelques jours, je m'irritai contre la jeune fille et contre moi. Une femme se permettait de ressembler à ma mère, d'avoir presque sa beauté, presque son charme ! Ou bien une surprise de mon émotion jeune créait de toutes pièces cette ressemblance ! Parfois je l'accusais, cette pauvre enfant, comme si elle avait commis un vol ; parfois j'étais honteux comme d'un sacrilège.

Pourtant je repassai tous les jours devant le petit magasin où j'avais vu entrer Gabrielle. Bientôt même, je restai de longues heures chez un marchand de vin, de l'autre côté de la rue étroite : à la main un journal que je ne lisais guère, j'écoutais délicieusement et timidement battre mon coeur et je regardais l'adorable ressemblance. La jeune fille, là-bas, derrière la glace claire, cousait tout en causant avec sa mère qui attendait les rares clients.

Seules, mes douleurs, malgré leur ignominie, me sont encore chères. Les joies mortes font trop de mal et je ne veux pas les revivre, même en une fièvre qui se hâte, mes jours d'espoir avant le premier mot, avant l'aveu. D'ailleurs comment exprimer le vague du bonheur ? Il faudrait traduire des sentiments jolis et indécis, en pensées nettes et précises. L'esprit est un miroir caricatural, il ne reflète le coeur qu'en le déformant. Je suis trop respectueux de ces émotions pour fixer leur mouvement; je n'aurai pas la naïveté de demander à la feuille sèche, conservée en ce vieil herbier qu'est mon cerveau, le parfum de la fleur.

L'amour, le terrible dominateur, allait entrer en moi comme en une ville conquise. Les jolies rêveries traîtresses se préparaient à lui livrer la place et déjà son avant-garde de jalousies brutales commençait l'assaut.

La première fois que je vis le regard d'un passant s'égarer vers la jeune fille, une violence s'empara de mon être, une hâte de me jeter sur cette proie, de la marquer mienne, de dire à tous : « Ceci m'appartient. Malheur à qui essaierait d'y toucher ! »

Sans doute, Gabrielle était belle pour tout le monde, car beaucoup de regards renouvelèrent en moi ce tremblement de fureur et de désir.

De jalousies brusquement jaillies, longtemps prolongées, et du besoin de retrouver des genoux de mère sur lesquels pleurer mes joies et mes douleurs, se forma un amour étrange, enfantin à la fois et violent.

Entre temps, j'avais appris, malgré ma timidité, tout ce qui concernait la bien-aimée. Elle vivait avec sa mère veuve, dans une gêne qui, aux veilles d'échéances, devenait parfois une affreuse inquiétude. Elle ne pouvait voir en moi qu'un très bon parti, un parti inespéré, invraisemblable.

Pourtant, je n'osai pas me déclarer de vive voix. Je fis connaître mon amour par une lettre adressée à la mère et contenant pour la fille une déclaration non cachetée. Toute une semaine, j'attendis en vain la réponse.

Je m'irritai d'abord de ce silence. Puis j'en fus heureux, compris que les convenances l'exigeaient. J'écrivis une seconde lettre annonçant ma visite pour le lendemain, trois heures de l'après-midi.

Je trouvai la mère seule. Mais j'eus l'impression que Gabrielle devait être quelque part, par là, dans l'arrière-boutique, cachée et me voyant. C'est en tremblant bien fort que j'avais ouvert la porte ; c'est en tremblant davantage que je dis :

— Bonjour, Madame. Je suis le jeune homme qui vous a écrit hier pour la deuxième fois.

La bonne femme me regardait avec défiance et avec avidité. Elle secoua enfin la tête :

— Vous avez l'air bien jeune, Monsieur. Quel âge avez-vous donc ?

— Dix-sept ans, Madame.

— Et ma fille a quinze ans, à peine. Vous comprenez bien que ni elle ni vous ne pouvez vous marier de longtemps. Si vous persistez dans votre projet, je lui en parlerai plus tard.

Je rougis très fort, parce que cette femme mentait. Elle avait lu mes lettres à sa fille, avait causé avec elle de ma proposition : je ne sais d'où venait ma certitude, mais j'aurais parié une fortune que Gabrielle était au courant. Et je souffrais horriblement parce que le mensonge me paraissait déshonorer la bien-aimée presque autant que sa mère. Je voulus me retirer en déclarant, ironique :

— Vous avez raison, Madame. Je reviendrai plus tard, — dans quelques années, n'est-ce pas ?

Mais mes genoux tremblaient et sur une chaise qui était près de moi je me laissai tomber sans force.

Oubliant la leçon de mon père, je continuai la conversation avec la menteuse. Je réfutai, d'une voix câline :

— Nous pouvons nous marier dans un an, Madame. Votre fille aura seize ans, plus que l'âge nécessaire ; moi, j'aurai dix-huit ans, et c'est tout ce qu'exige la loi.

— Pardon, Monsieur, mais votre première lettre m'apprend que vous êtes étudiant en droit. Ce n'est pas encore une position, cela.

En général nerveux, je fis donner toutes mes troupes.

— Sans doute, Madame. Mais je finis mon droit l'an prochain..... D'ailleurs, mon père est millionnaire, et je suis fils unique.

La pauvre boutiquière eut un battement de cils qui m'apprit une émotion égale à la mienne. Et j'eus l'impression que, là-bas, dans l'arrière-boutique, le visage qui ressemblait à celui de ma mère était enlaidi du même clignotement de paupières éblouies. J'en fus heureux d'espérance, triste de mépris.

— Mais, Monsieur, reprenait la mère sous l'étourdissement du coup ; mais, Monsieur, Monsieur votre père ne vous laissera jamais épouser une pauvre fille sans dot comme ma Gabrielle... Et vous-même, quand votre passionnette diminuera.....

Je me précipitai au milieu de cette phrase absurde, injurieuse pour moi et pour la bien-aimée :

— Madame, ce que vous appelez ma passionnette est un amour éternel, j'en suis sûr...

Elle m'interrompit à son tour et, avec un scepticisme indulgent :

— Oui, on croit d'abord ces choses-là ; puis...

— Je crois cela, Madame, parce que c'est vrai. Mon amour n'est pas un amour ordinaire. Les circonstances qui l'ont fait naître...

Cette fois, je m'arrêtai, de moi-même, rougissant, ne voulant pas prononcer le nom de ma mère devant cette femme qui avait menti. Je repris :

— Quant à mon père, il n'a qu'un seul amour, celui de la sincérité ; il ne refusera rien à la puissance sincère de mon sentiment.

— Je ne demande pas mieux que de vous croire, Monsieur. Mais, en attendant, vous comprendrez vous-même que vous ne pouvez pas faire la cour à ma fille pendant toute une année. Les voisins jaseraient.

Je protestai. Ma cour serait si respectueuse !... Personne n'aurait l'occasion de jaser. Et puis qu'importait, puisque Mlle Gabrielle serait ma femme ?

La mère sentait le danger d'une longue absence, qui pourrait amener l'oubli. Elle céda :

— Eh bien ! Monsieur, j'en parlerai ce soir même à rna fille, et vous pourrez venir chercher une réponse dans le courant de la semaine.

L'émotion de cette femme avait fini par me mettre tout à fait à mon aise. Je me levai, souriant, voulant montrer qu'on ne me trompait pas. Je répliquai :

— Pourquoi pas tout de suite, Madame ?

Et, très haut, en gamin qui se sent le maître de par la puissance du million, j'appelai :

— Mlle Gabrielle !

Le passage si doux du nom sur mes lèvres me fit un bouleversement intérieur et, de nouveau, je me rassis tremblant, cependant que la vieille applaudissait :

— Ah ! vous êtes un malin, vous.

..... et appelait à son tour :

— Viens donc, Gabrielle.

L'enfant parut, adorablement émue, oiseau frémissant dans la main de l'oiseleur. A mes questions elle répondit, les yeux baissés, qu'elle ferait ce que voudrait sa maman.

J'obtins de la mère la permission de revenir, rarement, une fois par semaine tout au plus. Je revins tous les jours, et jamais on ne s'en plaignit. Gabrielle me souriait du sourire de ma mère, moins profond sans doute, mais rajeuni. Plus d'une fois, je me reprochai, comme un crime, de le trouver plus beau.

Pour que je fusse moins aperçu des voisins jaseurs, nous nous retirions tous les trois dans l'arrière-boutique. Je restais seul avec la jeune fille, quand la sonnette appelait la mère, disait la porte ouverte par un client. Une après-midi, la vieille resta assez longtemps au magasin : un jeune homme choisissait une canne trop grande pour sa taille, la faisait raccourcir. Tandis que le grincement de la lime m'agaçait, je songeais que je connaissais la voix de l'acheteur, je cherchais dans mes souvenirs. Parbleu ! m'expliquai-je tout à coup, c'est mon compatriote Bertrand, l'étudiant en médecine. Je ne sais pourquoi, cette idée que le camarade Bertrand était là, si près de celle que j'aimais, me fut pénible, me poussa, moi timide, à exiger de Gabrielle l'aveu immédiat. Je tombai à genoux et, la main de l'enfant entre mes mains de fièvre :

— M'aimez-vous un peu ? demandai-le, haletant.

Elle ferma à demi les yeux, murmura :

— Ai-je besoin de vous le dire ?

Oh ! ces yeux baissés, oui, ils furent plus beaux que les yeux dévorateurs de ma mère. Oh ! cet aveu discret, oui, il me fut plus doux que les anciens mots de passion qui disaient la tendresse, plus caressant que les baisers ardemment, avidement maternels. Et la main de Gabrielle sentit des lèvres qui brûlent et qui n'osent pas appuyer, sentit une larme qui tombe.

Je ne me relevai pas encore. J'implorai :

— Vous m'aimerez toujours, n'est-ce pas ?

Fémininement, elle répondit en retournant vers moi la question :

— Et vous ?

Oh ! son sein qui soulevait son pauvre corsage d'indienne...

— Moi, m'écriai-je à voix basse, pouvez-vous le demander ? Je vous aime. Aimer, c'est aimer pour toujours. Un amour ne finit pas, ou bien il fut menteur.

— Alors, dit-elle, souriante, quelle question me posez-vous ?

Elle ajouta :

— Relevez-vous, mon ami. Maman va revenir.

J'obéis. Debout, je mis sur son front le premier baiser. Tandis que son front se pressait légèrement, involontairement, contre mes lèvres, puis les fuyait d'un recul insuffisant, je songeai au mensonge de la mère, m'affirmant que cette adorable jeune fille n'en fut point complice. Mais je songeai à ma mère, qui eut avant Gabrielle ces yeux de pureté, cette voix de tendresse naïve, à qui pourtant mon père ne parlait plus. Et je dis, exprimant tout haut et repoussant une inquiétude :

— Vous ne mentez jamais, vous, n'est-ce pas ?

Navré de mes paroles, j'écartai mon visage. Je sentais qu'il devait être tout bouleversé.

Et mes regards devaient être étranges, aiguisés de soupçon, de volonté de savoir, humides de la crainte d'avoir blessé, à la fois méchants et suppliants.

Elle baissa la tête :

— Oh ! le vilain ! gémit-elle. Qu'est-ce qu'il me dit, et comme il me regarde !

J'entendis se refermer la porte du magasin. Je m'assis vivement. La mère me trouva souriant, cachant mon émoi, honteux de ne pas être devant cette femme comme en son absence, me disant que mon air calme était aussi un mensonge.

Ma honte dura jusqu'à mon départ. Alors je l'exorcisai, en me répétant à plusieurs reprises la phrase de mon père : « Certes, Stanislas, le mouvement de la parole ne doit pas traduire tous les mouvements intérieurs de notre être. »

Puis je me rappelai ce mot de la mère : « C'était Monsieur Bertrand, le meilleur de nos clients. » Et je me revoyais dans la chambre du gros garçon, en face d'une extraordinaire collection de cannes où les rotins se heurtaient à des joncs, où de gros bâtons noueux blessaient de minces badines lisses et flexibles, où de larges courbes de corne entouraient des pommes d'or ou d'argent pour aller baiser des poignées d'ivoire presque droites, à la sinuosité délicate et comme vivante d'une vie féminine.

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