Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
2 novembre 2008 7 02 /11 /novembre /2008 08:22

[Avant-Propos] [I] [II] [III] [IV] [V] [VI] [VII] [VIII] [IX] [X] [XI] [XII] [XIII] [XIV] [XV] [XVI]


Chapitre IV

L'obstacle. — Les inutiles assauts. — La consultation. — La décevante victoire.

J'arrive au moment terrible où fut semée la souffrance qui devait grandir en mon être comme un arbre étouffant. Combien de fois ma pensée a fouillé les jours que je vais me raconter, s'est efforcée de bien voir les racines méchantes qui me déchiraient le coeur, leur a demandé le secret de leur affreuse vie souterraine. Combien de mes réflexions sont venues heurter la preuve matérielle de la culpabilité de Gabrielle, l'effriter victorieusement parfois ! Combien sont revenues la reconstruire âprement, la solidifier assez pour que tous les signes moraux de vertu ne pussent triompher de ce fait, de ce détail ignoble et écrasant !

Mais, si mon esprit est revenu souvent se déchirer aux arêtes de ce roc, a cru souvent l'avoir brisé et, à peine éloigné, l'a vu surgir de nouveau, railleur et éternel, à l'horizon, je ne dois pas m'imaginer pour cela que je connais la campagne environnante. Ces jours, auxquels j'ai trop pensé, ont peut-être été modifiés par l'effort même de ma pensée. Dans le composé actuel, distinguerai-je les faits d'où naquit le soupçon, le doute, l'affreuse certitude de telles heures, des faits qui naquirent du système vainqueur en moi ? Dans le grouillement de l'ignoble famille comment établir la généalogie des souvenirs, et celle des inductions ou des hypothèses qui peu à peu purent se fortifier en images, devenir toutes semblables aux remenbrances ?

Je vais faire un effort plus consciencieux que jamais, et plus calme peut-être, pour voir la vérité, que je ne verrai pas. Il vient bien tard, cet effort où l'anxiété de faire souffrir l'innocente et de me torturer moi-même dans le présent ne troublera plus ma vision ; mais où l'angoisse du remords, le désir aussi de me condamner et d'absoudre la martyre, vont m'aveugler comme toujours.


Tâchons, du moins, de classer dans leur ordre chronologique les faits et les sentiments.

La petite ville où nous passâmes notre nuit de noces, la petite ville que mon espoir nommait « la station de la joie », ne fut même pas la station du malheur.

Quand nous arrivâmes à l'hôtel, mon impatience d'amour était un peu tombée. Je me rappelais je ne sais quels récits de brutalités de maris qui effarouchèrent leur pauvre femme et je me promettais d'être la douceur et la temporisation mêmes.

Il faisait froid. Je fis allumer un grand feu dans notre chambre ; je fis apporter de quoi manger, malgré les protestations de Gabrielle qui n'avait pas faim, quoique je n'éprouvasse moi-même aucune sollicitation d'appétit. Je voulais retarder le moment où nous serions couchés ensemble, l'un contre l'autre, le moment d'où, paraît-il, dépendrait notre futur bonheur et auquel l'adorée ne me semblait pas préparée suffisamment. Je n'étais pas non plus sans quelque défiance de moi : si je me glorifiais d'être vierge, si j'étais heureux d'apporter à la bien-aimée une pureté digne de la sienne, j'appréhendais que mes ignorances pratiques ne me fissent commettre quelque maladresse, ne rendissent plus douloureuse pour celle à qui j'aurais voulu épargner le moindre froissement la sanglante entrée dans le bonheur.

Comme tous les timides, j'avais essayé de remplacer la pratique par la théorie. En divers livres d'anatomie j'avais étudié, malgré un peu de dégoût, l'organe de la femme. Je tremblais quand même d'être un novice trop insuffisant.

D'ailleurs, peuvent-elles jamais aller sans quelque terreur, les joies d'initiation ? Combien elles étaient vives, mes anxiétés d'initiateur non initié. J'avais les émotions de l'époux et celles de la jeune épousée. J'avais l'effroi de deux virginités.

Je fis bonne contenance pendant notre semblant de repas. Je fus câlin. Je fis taire la partie passionnée de mon être, laissai parler ma seule tendresse. Mes appels inquiets étaient presque de pudiques aveux de femme. Dans cet état de crainte et d'attention à mes moindres gestes, à mes moindres paroles, à mes moindres soupirs, comment pourrais-je avoir remarqué la nuance des préoccupations de Gabrielle ? Et puis quel point de comparaison m'eût permis d'établir un jugement sur la nature et la cause réelles de son émotion, à une heure où toutes les femmes sont émues ?

Elle arriva enfin, la crise désirée et redoutée. J'aidai Gaby toute rougissante à quitter ses premiers vêtements ; mais elle me pria bientôt, dans un baiser, de la laisser achever sa toilette de nuit sans la regarder. L'appartement était composé d'une seule pièce. Je m'assis auprès du feu, tournant le dos à ma femme, m'occupant à tisonner. Mais, comme je relevai les yeux, je la vis tout entière dans une glace qui ornait la cheminée. Je considérai un instant la grâce de ses mouvements. Son bas qu'elle tirait laissa voir une ligne de peau blanche et rose : je fermai les yeux, trop ému, me reprochant mon espionnage comme une lâcheté et une trahison.

Pendant un temps qui me parut infini comme le bonheur et infini comme l'attente, sous mes yeux fermés frissonna le petit coin de peau rose et blanche qui s'élargissait, envahissait toute la jambe fine, un peu mince, d'une beauté florentine. De petits bruits que je ne pouvais éviter d'entendre dirigeaient ma vision. Maintenant je voyais les deux jambes nues ; et leur noble élancement et leur marmoréenne blancheur à peine rosée me les faisaient appeler les colonnes du temple d'amour. Mais voici qu'elles marchaient, les jambes fines, et, sous le flottement de la chemise, j'apercevais, tout à coup apparues, tout à coup disparues, de fermes ronleurs qui irritaient mon désir.

Un glissement entre les draps et mon nom soufflé à voix si basse :

— Stanislas !

J'obéis au tendre appel. Mes yeux s'ouvrent. Mon corps se dresse brusque sous l'effort d'un ressort longtemps comprimé, bondit vers le lit que je nommais tout à l'heure le lit de l'épreuve, que de nouveau je nomme le lit de la joie. Oh ! combien la tête, horizontale, en les dentelles de l'oreiller, en les jolis cheveux blonds mal retenus par l'enlacement blanc d'un filet au crochet, me parut embellie !

Je souris à l'idée que j'avais pu imaginer quelque ressemblance entre ce visage et celui de ma mère. Quelle beauté égale, mais différente, faite celle-ci pour être regardée d'en haut, pour être baisée sur la bouche légèrement et énigmatiquement souriante, sur les yeux qui regardaient, incompréhensibles, paraissant exprimer terreur et désir, et je ne sais quelle tendre ironie, et je ne sais quelle tendre anxiété.

Sur les yeux d'abord, puis sur la bouche, mon baiser appuya, fou, ardent, brutal, oublieux de toutes les prudences. Mais bientôt je me rejetai en arrière et j'interrogeai, éperdu :

— Je ne t'ai pas fait mal, au moins ?...

— Non, mon ami, dit-elle très douce...

Je l'embrassai de nouveau, puis, me sauvant derrière les rideaux, je me déshabillai en une hâte maladroite qui arracha un bouton. Je ne souris même pas en entendant le bruit métallique du choc sur le plancher.

Pudique, n'osant remuer ma quasi-nudité, j'éteignis de loin la bougie qui brûlait sur la cheminée et je me glissai près de Gabrielle. Elle se recula :

— Tu as froid !

Elle conseilla raisonnable :

— Tu devrais aller te chauffer devant le feu.

Pouvais-je me lever, m'éloigner d'elle ? Etais-je capable de ce long mouvement ? Il me semblait que j'allais m'évanouir de joie : ma poitrine avait senti sous la chemise la petite éminence ferme des seins et une de mes mains jouissait de la courbe adorable de la cuisse.

Cependant, à son mot raisonnable :

— Tu devrais aller te chauffer devant le feu,

..... il me sembla que ma poitrine et ma main, — les vilaines jouisseuses ! — étaient trop pressées et que des câlineries de paroles, des frôlements de phrases devaient précéder et préparer le contact de nos chairs. Je songeai que les oiseaux chantent pour implorer l'amante. Et je commençai mes naïfs gazouillis d'amour, en contemplant la beauté fantastique de Gabrielle, différente de tout, supérieure à tout, dans la lueur tremblante du foyer, dans la lumière tremblante de mon émotion.

Quand elle eut, dans cette clarté mouvante, un sourire, mes lèvres vinrent boire ses lèvres et mes seins tendus se pressèrent contre la joie qui venait de la fermeté ronde de ses seins, et mes mains, toutes deux, jouirent de la beauté sobre des courbes. Puis elles passèrent derrière les reins frémissants, mes mains toutes tremblantes, mes mains que j'aimais en ce moment; elles serrèrent la taille mince qui leur échappa : « Non, tu me chatouilles ! » remontèrent un sillon émouvant au milieu du dos qui frémissait comme une chatte caressée, arrivèrent aux épaules rondes, attirèrent de nouveau le corps vers mon corps avide. Lors ma bouche souffla :

— Tu veux bien être ma femme ?

— Je veux tout ce que tu veux, soupira l'adorable enfant.

Mes mains ne soutinrent plus le corps que j'avais attiré sur le côté ; mon corps pesa. Je me trouvai sur la chérie, immobile, hésitant, tremblant.

Et voici que je me mis à pleurer.

Elle demanda :

— Pourquoi pleures-tu, Stanislas ?

— Ah ! chérie, je voudrais que tu sois ma femme, et je n'ose pas.

Elle ne répondit rien. Après la gêne d'un silence, je repris :

— Il paraît qu'on fait du mal à celle qu'on aime... C'est terrible.

Elle dit :

— Ne me fais pas peur. Je n'ai déjà guère de courage.

Je fus sur le point de m'éloigner, n'ayant pas plus de courage qu'elle. Pourtant je fis un effort et j'implorai :

— Voyons, chérie, puisqu'il le faut, pour jouir ensuite de tout le bonheur, de tout l'amour.... Veux-tu, dis, que je te fasse ce mal, bien léger sans doute, qui nous ouvrira la porte de la joie ?

Elle gémit d'une voix poltronne :

— Fais ce que tu voudras, mon ami.

Et son corps, instinctif, sous mon corps essayait de fuir.

Je regrettai :

— Quel malheur que ce ne soit pas moi qui doive souffrir. Je serais si heureux de cette souffrance.

Alors elle arrêta son involontaire mouvement de fuite, s'abandonna d'avance à mon baiser.

Un instant encore j'hésitai. Puis la griserie qui venait du contact prolongé me donna une vaillance. Je cherchai le passage et, brusque, craignant de ne plus oser si je ne réussissais pas du premier coup, j'essayai de le forcer d'un vif élan.

— Oh ! que tu me fais mal, pleura-t-elle.

Et son corps reculait, fuyant la douleur ; et ses mains me repoussaient. Je me rejetai loin d'elle, sanglotant :

— Pardonne-moi, mon amie. Je suis un méchant, un brutal.

Sa main me caressa la joue, indulgente et tendre. Et la jolie voix dit :

— C'est moi qui te demande pardon de ne pas être plus raisonnable.

Je m'attendris.

— Oh ! jamais je n'oserai, m'écriai-je.

Pourtant, en une honte, je recommençai deux autres tentatives. Mais, au premier cri, je m'arrêtais, me retirais.

Dans un entr'acte, les yeux de Gabrielle se fermèrent. Je la regardai dormir, en une extase d'être couché auprès d'elle, de la voir si adorablement belle ; en une confusion de n'en n'avoir pas fini avec la douleur nécessaire ; en une appréhension de la nuit prochaine.

À la lumière diminuée du foyer, je voyais sur les lèvres adorées un sourire énigmatique et beau, un sourire que je n'avais jamais vu, d'une profondeur inquiétante. Bientôt je ne vis plus rien, car je m'endormis, moi aussi.

Je me réveillai le premier. Elle avait une de ses mains contre mon cou, une de ses jambes si fines entre mes jambes. Le filet au crochet qui devait retenir ses cheveux s'était détaché et les admirables cheveux blonds entouraient le visage d'une auréole de douceur et d'innocence. Son sourire, le même peut-être qu'hier soir, dans la pureté du matin était naïf et confiant. Est-ce que toute cette beauté vue et touchée ne suffisait pas à mon bonheur ? Quelle absurdité d'avoir de plus grandes exigences ! Je songeai :

— Pourquoi pas toujours comme cela, frère ému auprès d'une petite soeur ?


Les deux nuits qui suivirent n'apportèrent aucun changement à la situation, et par conséquent l'aggravèrent : plus l'effort décisif était retardé, plus je devenais timide, plus aussi la pauvre enfant semblait appréhender la douleur. Je me reprochais vivement d'avoir manqué de courage au premier combat, et je me démoralisais davantage pour la prochaine bataille.

Je m'attristais d'avoir imposé à l'adorée tant de peines inutiles. Oh ! l'abominable dentiste, qui s'y:reprend à tant de fois pour arracher une dent, et dont la main tremble davantage à chaque tentative !

Puis une idée passa qui m'excusait, à laquelle je m'accrochai vigoureusement. Non, toutes les femmes ne devaient pas souffrir à ce point, car alors nul amoureux n'aurait la cruauté d'infliger de telles douleurs à la bien-aimée. Si je m'arrêtais, hésitant, si je reculais, c'est qu'ici sans doute le passage était plus difficile et plus douloureux. Sans compter que ma pauvre femme était une convalescente, une demi-malade. J'avais le devoir de ne pas agir inconsidérément, de ne négliger aucune précaution utile.

Cette idée que je me trouvais en présence d'un cas particulièrement ardu acheva de me paralyser. Toute une nuit, je fus un frère caressant. Le matin, je dis à la pauvre petite soeur :

— Ecoute, Gaby, tu souffres sans doute plus que les autres. Tu es peut-être faite autrement. Enfin, je ne sais pas ; mais le passage, d'habitude, doit être plus facile. Il faudrait, je crois, consulter un médecin.

— Oh ! non, s'écria-t-elle.

— Pourtant, ma chérie, nous ne pouvons pas rester comme nous sommes.

— Eh bien ! aie du courage pour deux. Tu es l'homme. Laisse-moi crier sans t'émouvoir de mes cris.

— Je ne pourrai jamais. Et si je t'estropiais ! Est-ce que je sais, moi, les dangers que tu peux courir..... Tu vois bien qu'il n'y aura pas moyen sans des précautions, des préparations, des choses que je ne peux pas deviner, qu'un médecin seul nous indiquera.

Elle sourit :

— Eh bien ! va le voir, ton médecin, si ça t'amuse. Va vite. Je t'attends.

— Il faut m'accompagner, ma Gaby aimée. Tu comprends, sans te voir, il ne pourra rien rne dire.

Elle rougit, se cacha le visage dans les mains. Et elle pleura :

— Oh ! le méchant, il voudrait me montrer à un autre homme... Il ne m'aime pas.

A genoux devant elle, écartant ses mains de son visage où un sourire moqueur maintenant se mêlait aux larmes :

— Mais, mon amie, qu'est-ce que ça peut nous faire ? Ce n'est pas un homme pour nous, ce médecin d'une ville où nous sommes depuis hier, où nous ne serons plus demain ; ce docteur qui verra une fois une cliente de passage, ignorera toujours son nom.....

Alors elle se fâcha :

— Comment ! tu insistes ?... C'est sérieusement que tu parles ?... Mais c'est abominable. Vrai, si tu t'imagines que je pourrais, tu ne connais pas du tout ce que c'est qu'un coeur de femme.

Je sentais moi-même de bien vives répugnances pour ce que je proposais ; j'étais heureux du refus. Je pouvais aller consulter seul. Si l'examen de ma femme était indispensable, on serait toujours à temps de s'y soumettre.

J'allai donc, sans Gabrielle, chez un médecin.


Dès que je fus introduit devant ce petit vieux au gros ventre qui, dans le regard souriant, dans la bouche ignoblement grasse et moqueuse, me parut avoir quelque ressemblance avec Bertrand, je fus bien heureux d'être venu seul.

Je restai muet, un instant, considérant cet homme qui me dégoûtait.

— Qu'avez-vous, Monsieur ? me demanda-t-il.

Je dis, embarrassé déjà et la figure brûlante :

— Oh ! rien. Je ne suis pas malade. Je viens pour ma femme.

— Ah ! Et qu'est-ce quelle a, votre femme ?

J'expliquai naïvement et gauchement, me heurtant à des détours de phrases, m'embarrassant à des mots qui m'arrêtaient, m'accrochaient, tels des ronciers. Je finis par faire comprendre qu'après cinq jours de mariage je n'étais pas encore marié. J'ajoutai :

— Il faut qu'il y ait quelque chose là-dessous. Ma femme ne doit pas être comme les autres.

Le vieux médecin marmotta, presque ironique :

— Mauvaise conformation ?.... Croyez ? Possible, après tout... Arrive... Mais tellement rare... Pourquoi n'avez-vous pas amené ?...

— Il a été impossible de la décider.

— Ah ! que voulez-vous ? Peux rien dire... sans voir.

Cependant il me posa quelques questions. Je ne retrouve plus les détails qu'il demanda. Je me souviens seulement que je rougissais de honte et de jalousie presque autant que si Gaby eût été là, sa nudité farouche livrée à l'ignoble regard. Enfin il dit :

— Un peu hésitants, vos renseignements... Observés sans méthode... Pourtant semble établi... femme bien conformée... Pas cause physique... non, pas de cause physique....

— Alors quoi ?

— Cause morale, Monsieur.... Répugnance pour le mari... ou pour l'homme en général... Crainte peut-être... Est-ce que je sais, moi ?...

Ses yeux me pénétrèrent comme des poignards.

— Pardon, Monsieur... Obligé tout dire... Peut-être timidité excessive, maladresse singulière du mari... Avez-vous expérience de la femme, Monsieur ? Oh ! faut me dire tout... Médecin, confesseur...

Je répliquai, honteux et glorieux, presque agressif :

— J'ai eu l'honnêteté de me marier vierge, Monsieur.

— Ah !

Il me sembla qu'il faisait des efforts pour ne pas éclater de rire. Il marmonna, se parlant à lui-même :

— S'explique... Tous les deux... Daphnis et Chloé... Ou peut-être... Mais, alors, s'expliquerait encore mieux...

Il se tut un moment. Puis, ses petits yeux gris, ses petits yeux de porc, bridés d'un sourire :

— Oui, Monsieur, c'est cela... Initiateur pas initié... Peur de faire mal... Femme douillette... Un peu étroite aussi, si ça vous fait plaisir... Alors, du courage... Danton a composé l'ordonnance : « De l'audace, de l'audace, encore... » Mais savez mieux que moi.

J'eus une audace qui m'étonna. Malgré ce que je souffrais du ton du misérable, j'implorai :

— Mais, Monsieur, ne voyez-vous pas un moyen de... de rendre plus facile, de diminuer la douleur, de... ?

—Oui, dit-il... Spéculum... Seriez trop maladroit...

Il sourit plus vilainement que jamais.

— Regardez bien mes mains, Monsieur.

Il tenait la main gauche ouverte, légèrement recourbée, le pouce fortement appliqué à l'extrémité contre l'index mais laissant entre lui et la paume de la main un étroit hiatus. Il approcha sa main droite, l'index et le majeur allongés et réunis, les introduisit à plat dans l'étroit hiatus puis les retourna, toujours collés l'un à l'autre, dans l'ouverture que leur effort élargit.

— Tout ce que je puis vous conseiller, conclut-il. Si pas de résultat, indispensable amener votre femme. Je suivis le conseil du médecin et, après six jours de ce traitement bizarre, j'entrai enfin en vainqueur dans la place. Mais avais-je triomphé d'un obstacle naturel ou d'une résistance volontaire? J'eus la tristesse d'être persuadé de la dernière alternative. Car j'avais pénétré dans la ville sans effusion de sang, après une capitulation plutôt que dans un assaut.

Je ne dis rien à la menteuse. Je m'enfonçai en de sombres réflexions. Une lumière infâme m'éclairait toute la vie de Gabrielle. Elle avait été la maîtresse de Bertrand, tout comme sa mère. Sa maladie, — qui sait ? — était peut-être un avortement, peut-être un accouchement. En tout cas, elle n'était point vierge. Je comprenais pourquoi ma dernière lettre de Jersey était restée si longtemps sans réponse : Gabrielle avait, pendant quinze jours, multiplié les efforts pour se faire épouser de son amant ; après l'échec définitif seulement, elle avait accepté le pis-aller que j'étais. Et encore en me donnant une occasion de rompre. Je m'expliquais bien, maintenant, ses hésitations et ses répugnances : dernières révoltes d'une loyauté aux abois, terreurs des conséquences possibles d'un tel mariage. Je comprenais la longue résistance à mon baiser : chaste défense contre un homme qui n'était pas le premier ; crainte de la découverte que, peut-être, j'allais faire ; calcul que cette difficulté et ces retards seraient pour moi des preuves de virginité ou plutôt empêcheraient la naissance même du soupçon.

Je passai une horrible nuit de fièvre, tantôt prostré, anéanti, comme anesthésié par l'excès même de la douleur, me déclarant que je me moquais de tout ; tantôt furieux, âprement tenté d'étrangler la misérable et de mourir après elle.

Le lendemain, j'interrompis brusquement le voyage de noces, que j'avais annoncé d'un mois. Je courus nous enfermer dans le triste château où mon père et ma mère étouffèrent leur horrible vie silencieuse.

J'étais farouche et muet, comme un animal qui se meurt lentement. C'est à peine si je parlais à ma femme. Quand elle venait me dire, avec la voix des souvenirs, avec cette voix qui me torturait et dans le présent et dans le passé, avec cette voix de coupable qui souillait et condamnait ma mère :

— Qu'as-tu, mon chéri ?

— Rien, répondais-je.

Elle insistait :

— Tu n'as pas l'air heureux ?

J'écartais la question, en y répondant à demi :

— Je sais trop de choses pour être heureux, je sais que la vie est bêtement méchante. J'ai l'esprit noir, le caractère mélancolique, et on m'irrite quand on me fait parler.

Et je partais. Ou bien mon geste excédé la repoussait, la jetait peu à peu dans une sauvagerie semblable à la mienne. Bientôt, nous n'échangeâmes plus un mot. L'histoire de mon père et de ma mère recommença.

Hélas ! oui, elle recommençait, complète, avec un témoin qui souffrirait comme j'avais souffert ; qui, dans quelques années, sans doute, se tourmenterait de ne pas comprendre, se tourmenterait de croire deviner. Le ventre de Gabrielle grossissait.

— Vous êtes enceinte ? demandai-je.

Seulement quand les mots furent prononcés, je m'aperçus que j'avais oublié le tendre tutoiement de jadis.

— Oui, mon ami, répondit-elle, très douce.

Elle ajouta :

—J'en suis heureuse. J'aurai quelqu'un à aimer. Et, peut-être, vous-même, votre enfant parviendra-t-il à vous rendre le sourire.

Elle vint à moi, m'embrassa. Ses pauvres joues étaient amaigries. Elle ressemblait tout à fait à ma mère, maintenant. Je songeai que des douleurs venant de moi avaient achevé la fatale ressemblance avec celle qui souffrit tant.

Elle interrogea, enhardie, revenant au tutoiement des onze jours d'amour.

— Tu l'aimeras, dis, quoique tu n'aimes plus sa mère, ton pauvre petit Stanislas ?

Un flot de larmes monta, victorieux, de mon coeur repentant. Et, les yeux noyés, je criai :

— Mais je t'aime ! je t'aime !

Et je tombai à genoux en demandant pardon.

Elle l'avait eue tellement la voix de ma mère en disant ces deux mots : « petit Stanislas » ! Sûrement elle était, innocente. Le signe sur lequel je l'avais déclarée coupable ne pouvait pas être infaillible. Il avait menti, lui, et non point cette voix de candeur et, d'amour. Je ne les aurais pas tardifs et torturants, les regrets de mon père. Il criait en moi, à temps pour nous sauver, le conseil du mourant : « Aie confiance ! » Je n'aurais point l'horrible remords de juger sans appel d'après d'équivoques apparences et de condamner à perpétuité sur des présomptions. J'aimerais mieux être trompé, oh ! oui, mille fois mieux, que de punir injustement.

Elle était bien finie, mon injustice. Par combien d'amour, par combien de prévenances et de tendresses, je la ferais oublier à celle que j'avais torturée et qui ne m'en aimait pas moins ; à celle qu'après mes cruautés, je retrouvais maternelle et indulgente, s'oubliant elle-méme pour avoir pitié de mes souffrances dont j'étais le seul coupable...

Partager cet article
Repost0

commentaires

Que trouver ici ?

Des textes et documents de, sur et autour de Han Ryner (pseudonyme de Henri Ner), écrivain et philosophe individualiste, pacifiste et libertaire. Plus de détails ici.

Recherche

A signaler

⇓ A télécharger :
# une table des Cahiers des Amis de Han Ryner.
# les brochures du Blog Han Ryner.
# un roman "tragique et fangeux comme la vie" : Le Soupçon.

ƒ A écouter :
l'enregistrement d'une conférence de Han Ryner.

 Bientôt dans votre bibliothèque ?

De Han Ryner :

L'Homme-Fourmi
La Fille manquée
http://www.theolib.com/images/lulu/sphinx.jpgLe Sphinx rouge
Les Paraboles cyniques
L'Individualisme dans l'Antiquité
Comment te bats-tu ?
1905-pmi-2010Petit manuel individualiste
Le Cinquième évangile
Couverture de la réédition du Le Père Diogène
Pour les germanistes... Nelti

Sur Han Ryner :

Le colloque de Marseille

Autour de HR :

4è plat de couverture du n°3 d'Amer, revue finissanteUn conte d'HR
dans Amer, revue finissante
Couverture du Ryner et Jossot
dans Le Grognard...
Couverture des Un livre de Louis Prat
Couverture d'une anthologie de poèmes d'Emile BoissierDes poèmes d'Emile Boissier
HR parmi les
Briseurs de formules

Contact

Ecrire aux Amis de HR
Ecrire à l'entoileur

Qui contacter pour quoi et comment...
Certains livres de Han Ryner sont encore disponibles → voir ici.