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Textes et documents de, sur et autour de Han Ryner, écrivain et philosophe individualiste, pacifiste et libertaire.

Ch.IV des "Pacifiques", par Han Ryner

Les dix premiers chapitres
[I] [II] [III] [IV] [V] [VI] [VII] [VIII] [IX] [X]
et la couverture


IV

Singulières, les barques qui nous recueillirent. Sans voiles, sans rames, sans chaudière, elles n'avaient aucun des moyens de propulsion que je connaissais. Chacune était manœuvrée par un seul homme. Et l'étrange manœuvre !...

Assis à l'avant, le marin posait les mains sur une sorte de piano. Selon la touche où il appuyait, une longue pointe de métal, un bizarre éperon, tournait à droite ou à gauche, entraînant derrière lui le navire docile.

Je pouvais concevoir vaguement ce qui se passait. C'était de l'inconnu, une invention que les Cruels - les Atlantes devaient nous appeler ainsi - feraient peut-être demain. Mais le plus ou moins de rapidité de notre marche semblait aussi dépendre des gestes du pilote.

Les dix barques qui nous portaient glissaient sur deux lignes. En examinant les plus proches, je vis qu'elles étaient entourées d'une bande d'étoffe. « Elles ont mis des ceintures d'Atlantes », pensai-je.

Dans l'entassement croulant de stupeurs qu'était cette journée, beaucoup de détails, même parmi les plus effarants, restaient inaperçus, unités silencieuses per­dues dans une foule, jusqu'à l'instant où le choc d'un autre détail les rendait comme sonores. Ici la comparaison immédiatement s'imposait. Les cein­tures d'hommes — je me le rappelais soudain et mes yeux le constataient — étaient garnies de la même pointe mobile, plus petite seulement, que les ceintures de navires. Je crus me souvenir que, dans leur vol, les Atlantes portaient parfois vers cette pointe métallique une main qui dirige.

Il me sembla que l'étoffe tantôt pressait étroi­tement la barque, tantôt s'écartait un peu. Mes observations gardaient toujours quelque incertitude et comme un flottement de rêve. Mais j'aurais presque affirmé que le navire strictement serré volait à toute vitesse : il fallait, à ces moments, se détourner pour n'être point suffoqué. L'étoffe écartée légèrement du bois, la marche se ralentissait. J'étudiai la ceinture du marin qui manœuvrait derrière nous, à quelques mètres de distance. Elle portait onze boutons. La boutonnière inférieure s'ouvrait à même l'étoffe. Les autres pendaient au bout de rubans de plus en plus longs. Seul, en ce moment, le bouton d'en haut était utilisé, et l'appareil semblait, très lâche, tenir à peine. Et l'homme était comme un oiseau posé, stable, mais les gestes si libres, soulevés de légèreté et d'aisance. Je crus me rappeler que, pour s'arrêter, les Atlantes volants avaient détaché plusieurs boutons. Celui qui, à quelques centimètres au-dessus de l'eau, était resté longuement immobile n'avait-il pas défait toutes les boutonnières à l'exception des deux supérieures ?...

J'appartenais tout entier à ces remarques, à ces rapprochements, à ces inductions, quand je me sentis enlevé comme dans un cauchemar. La première ligne de barques, il me sembla, le cœur défaillant, la voir s'envoler. Bientôt la seconde ligne fut aussi dans les airs une troupe d'oiseaux rapides et qui tremblent.

— Que se passe-t-il ? - demandai-je.

Mes compagnons, accrochés au bord, accrochés à leurs voisins, chancelaient et criaient.

— Ne craignez rien, dit notre pilote, tandis que la barque redescendait effleurer l'eau, — nous venons de doubler un récif.

La mer maintenant était un sourire bleu, telle la Méditerranée en ses jours aimables. Mais bientôt nous entrions dans les reflets de l'incendie qui fermait devant nous l'horizon rapproché.

Nous arrivâmes à cet océan de feu. A quelques mètres de nous, tournait, sans une brèche, une couronne de rocs infranchissable à des navires ordinaires. Des fleurons d'un rouge ardent ornaient et annonçaient dans toute son étendue la dangereuse couronne.

- « L'orichalque aux reflets de feu » leur sert de phare, - dit Charles.

Instinctivement j'empoignai le bord de la barque. Pour doubler « les rochers orichalciques », - ainsi les appela Charles, qui éprouvait le besoin d'imposer à toutes choses la familiarité d'un nom, même provisoire et inharmonieux, - nous volions à trente ou quarante mètres de hauteur.

Et la terre nous apparut, voisine. Le premier coup d'oeil la révélait étonnante de fertilité. Mais, au-dessus des arbres gigantesques, on distinguait ça et là, cri de pierre blanche qui traverse les verdures enchevêtrées, la pointe d'une hautaine pyramide.

Charles détourna mon attention.

- As-tu remarqué, - interrogea-t-il, - que votre pilote est une femme ?

- Oui. Et il y a plusieurs femmes parmi les marins qui conduisent les autres barques.

J'ajoutai, dédaigneux :

- Ces sauvages paresseux imposent à leurs femmes des besognes d'homme.

Mon ami me regarda avec un effarement qui me fit éclater de rire.

- Tu les appelles des sauvages ! - s'exclama-t-il.

- Dame, si tu connais un autre nom pour des gens qui vont tout nus... Leur ceinture n'est pas un vêtement, n'est pas même la feuille de vigne des statues civilisées. C'est un appareil, un organe de vol, et qu'ils ont l'impudeur de placer trop haut...

- Tu ne sens pas l'écrasante supériorité de ces hommes qui ?...

Je me détournai, agacé. Et, moitié plaisant, comme lorsqu'on veut éviter une discussion avec un obstiné :

- Moi, d'abord, j'appelle sauvage tout homme qui ne me ressemble pas.

La pilote avait entendu. Elle se tourna à demi et remarqua en souriant :

- Nous autres, nous disons cruels... Mais nous avons des raisons.

Je répondis par un vague salut plutôt ironique. Pouvais-je discuter avec cette personne qui semblait nous connaître et dont je ne savais rien ? Et puis des pilotes qui bavardent, çà peut devenir dangereux aux passagers. Ma mauvaise humeur s'exprima intérieurement, à peu près en ces termes : « De quel droit est-ce que ça parle français ? »

Tout m'irritait. J'en voulais aux Atlantes de nous avoir sauvés. Je leur en voulais d'être si savants, de se manifester navigateurs si habiles, d'avoir conquis l'air. Je leur en voulais de leur étonnante beauté. Leur peau rouge-brun avait la couleur héroïque des lions. Je m'affirmais, en secouant la tête : « Des hommes doivent être blancs ». Leurs longs cheveux sombres formaient avec leur teint une harmonie chaude et hardie : « Mon Dieu, comme c'est criard, ce fauve et ce noir ! » Je riais, en mon esprit, de ces hommes sans barbe : « Ils ressemblent tellement à leurs femmes qu'ils sont obligés de rester nus pour reconnaître les sexes ». J'appelais faiblesse leur grâce mince et souple. Leurs traits étaient réguliers, mais leur nez, aquilin vers son sommet, ne s'abaissait en ligne droite qu'à partir de son milieu. « Ah ! ces nez juifs et convexes ! » Et j'injuriais la petitesse délicate de leurs extrémités : « De vraies mains de singes malades ! »

Quand Charles, sortant d'une longue contemplation, dit à demi-voix :

- Plus beaux, oui, plus beaux que les Grecs...

...Je haussai les épaules.

Après un silence dédaigneux, je remarquai :

- Comme ces gens-là sont ennuyeux à voir ! Ils se ressemblent tous.

- Nous aussi, - affirma l'helléniste, - nous devons encore nous ressembler devant leurs yeux inaccoutumés à notre race.

Si la barque trop étroite l'avait permis, je me serais éloigné de cette sottise énervante. Du moins je tournai le dos et je m'enfermai dans l'asile du silence.

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