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12 septembre 2007 3 12 /09 /septembre /2007 16:14

Les dix premiers chapitres
[I] [II] [III] [IV] [V] [VI] [VII] [VIII] [IX] [X]
et la couverture


X

Une ombre multiple et gracieuse passa au-dessus de ma tête, telle une troupe de grands oiseaux ; puis, parmi des rires frais et des babils argentins, un vol d'enfants descendit vers nous. Petits et grands, filles et garçons, ils étaient bien une trentaine.

- Qu'est ceci, Makima ?

- Jacques, ce sont mes élèves.

- Tu es instituteur ?

- Comme tout le monde.

- Comment ! comme tout le monde ?

- I1 y a deux joies, Jacques : donner et recevoir.

- C'est possible, mais quel rapport ?...

- Les choses matérielles appartiennent à tous. Quiconque a faim peut manger les fruits qui sont un peu mon œuvre et beaucoup l'œuvre de la terre. Si j'ai besoin d'une ceinture neuve, je ne me préoccupe pas de savoir qui l'a tissée de coton et de caoutchouc et qui l'a imprégnée de force.

- Je t'avais posé une question précise, Makima.

- Les réponses les plus directes ne sont pas toujours les meilleures, Jacques.

- Je crois que tu te moques de moi.

- Je ne me suis jamais moqué de personne, mon fils. Je me suis moqué quelquefois de l'impatience de quelqu'un.

- Je serai patient, - dis-je avec un sourire légèrement crispé. Dessine à ta fantaisie les méandres de ta réponse.

- Tu fais bien, mon enfant, de laisser le ruisseau suivre sa pente... Les choses matérielles appartenant à quiconque en a besoin, je n'ai qu'un bien à donner : moi ; je n'ai qu'un bien à recevoir : les autres.

- Comment te donnes-tu et comment les reçois-tu ?

- Dans l'enfance, je ne puis guère que recevoir. La jeunesse se dépense en baisers et en travaux qui chantent. Aujourd'hui, mes primes ardeurs diminuées, je sème moins de baisers et le mouvement de mes mains devient, chaque jour, une harmonie plus lente et qui produit moins. En revanche, la parole des vieillards est intarissable, et ma science, qui s'étale joyeusement, baigne et féconde ceux qui m'entourent comme les eaux d'un large fleuve rafraîchissent ses rives.

- De quelle science parles-tu ? Est-ce de ta connaissance des fleurs et des fruits ?

- Oui. Et aussi des faciles secrets que m'enseignèrent des vieillards ou la vie et que ces enfants ignorent encore.

- A qui donnes-tu ces biens ? Est-ce à tous ceux qui les désirent ?

- Sans doute ! Le baiser et la science sont, comme toutes les joies, des générosités, j'allais dire des envahissements. Je donne, heureux, à quiconque m'aime assez pour me demander.

- Ainsi tous ces enfants seront des horticulteurs ?

- Tous ces enfants ont l'amour de la terre. Mais la plupart écoutent en eux des appels multiples. Les Atlantes qui se passionnent comme moi pour un seul travail sont peu nombreux. Je suis un esprit étroit, Jacques. Mais je ne regrette rien : la part que j'ai choisie, d'un amour trop exclusif peut-être, est si belle ! Figure-toi, Jacques : il y a un fruit que j'ai perfectionné et, depuis que le blanc-manger est un peu l'œuvre de Makima, des amis prétendent que c'est le meilleur des fruits.

- Tu as atteint la gloire, heureux Makima, et les races futures te garderont la reconnaissance du ventre.

- Ris à ton appétit, mon fils. Le rire sans méchanceté est un fruit supérieur même au blanc-manger.

Makima commença la leçon. Il s'était assis sur un arbre. Devant lui, les enfants, sur une branche souple que courbait et balançait leur poids aérien, dessinaient, plus belle et plus vivante que tout le reste, une merveilleuse guirlande fauve. C'était le sourire suprême et mouvant de la nature en fête. Parfois le vieillard me traduisait ce qu'il venait de dire ; d'ordinaire, je regardais la troupe gracieuse et j'écoutais le gazouillis incompris comme j'aurais regardé et écouté des oiseaux roux au chant léger et aux formes élégantes. Bientôt cependant une gêne me vint : les enfants se retournaient trop souvent vers moi avec, me semblait-il, une physionomie de pitié.

- C'est de moi que tu leur parles, Makima ?

- Je profite de ta présence pour leur apprendre combien ton pays est pauvre en fleurs et en fruits. Je leur indique aussi un peu les raisons de votre pauvreté persistante.

- Et quelles sont-elles, à ton avis, ces raisons ?

- Je les attriste - mais il est des tristesses salutaires - en leur disant que vous êtes tombés au-dessous des animaux. Je voudrais leur faire comprendre - mais de telles folies sont vraiment difficiles à expliquer - ce que c'est qu'une organisation sociale, ce que c'est qu'une nation, ce que c'est qu'un gouvernement. Je leur dis ce que c'est qu'une guerre et que vous occupez certaines saisons à vous entretuer. Je leur dis ce que c'est qu'une armée et que vos années de fierté, d'initiative, d'ouverture d'esprit, vous les perdez à apprendre l'art de tuer vos semblables et l'art d'obéir à vos égaux. Ils ne veulent pas comprendre ce que c'est qu'un soldat. Ils ne veulent pas non plus comprendre ce que c'est qu'un ouvrier. En vain je cherche les termes les plus clairs pour leur dire comment les biens sont distribués chez vous, non point selon les besoins et la loi d'amour et de civilisation, non point même selon l'effort donné et la règle barbare de la justice ; mais suivant des prescriptions compliquées comme la fraude et la démence. Ils ne veulent pas croire que les fruits du travail n'appartiennent ni à qui en a besoin, ni à qui les produit, mais aux ennemis du travailleur, à je ne sais quels parasites orgueilleux et gaspilleurs. Ils secouent la tête comme si je me moquais d'eux quand j'affirme que celui qui fait pousser le blé manque parfois de pain, et qu'après avoir bâti toute sa vie, le maçon peut se trouver sans abri dans sa vieillesse. Je ne parviens pas à leur expliquer comment votre folle avidité pour les richesses vous appauvrit et comment, au lieu de lutter en frères contre la nature hostile ou d'aider en une joie commune la nature amie, vous ne songez qu'à vous dépouiller mutuellement et à vous combattre par mille moyens dont plusieurs portent en votre langue le nom de pacifiques... Vois comme ceux-ci secouent la tête : ils entendent le français, et mes paroles les stupéfient. Réponds, Jacques, est-ce que je dis vrai ?

Qui dira la puissance affolante du présent; qui dira comment les réalités qui nous entourent et les paroles qui leur donnent une voix nous troublent d'ivresse et déforment nos pensées et nos sentiments ? Le milieu m'envahissait par tous les sens, faisait de moi une sorte d'Atlante. Sans discuter, - ah ! comme je rougis en écrivant cet aveu, - sans discuter, je déclarai :

- Makima ne dit que la vérité.

- Pauvre Jacques ! - s'écrièrent les enfants.

D'un mouvement délicieux, tous m'entourèrent, plusieurs vinrent me caresser. Ils semblaient vouloir me faire oublier une vie malheureuse.

Une petite fille se laissa tomber à genoux devant moi et elle dit, pleurant presque :

- Pardon, Jacques, pardon ! ...

- Que fais-tu, mon enfant ?

Elle se releva en une émotion grandie. Les larmes crevèrent ses yeux. Cependant elle réfléchissait, un instant, étonnée elle-même de son action. Enfin elle expliqua, d'une voix attristée, hésitante un peu :

- Il me semble que des hommes ne peuvent pas être malheureux sans que ce soit la faute de tout le monde.

- La nôtre aussi, Télo ? - interrogea Makima.

- Sans doute ! Pourquoi n'allons-nous pas leur enseigner la vérité ?

- Ils ne nous écouteraient point, mais ils nous persécuteraient et nous mettraient à mort,

- Ce ne sont pas des raisons, - dit l'enfant en secouant la tête. - Le devoir ne cesse pas d'être le devoir parce qu'il devient dangereux.

- Hélas ! Télo, nos paroles seraient dangereuses pour eux plus encore que pour nous. Quelques-uns prétendraient qu'ils les aiment, et ils les répèteraient sans comprendre. Nos appels de paix et d'amour, ils les traduiraient en cris de guerre. Nous ne réussirions qu'à ajouter à toutes leurs causes de discorde une nouvelle cause de discorde.

- Tu les méprises trop, Makima : tu parles d'eux comme s'ils étaient fous.

- Ah ! Télo, - m'écriai-je, - Makima a raison; nous sommes de pauvres fous.

Elle me regarda avec une tendresse singulière; elle sourit parmi ses pleurs et elle dit :

- Si tu étais fou, tu ne le saurais pas.

- Je le sais ici, généreuse Télo. Je le sais au milieu de vous, quand je me laisse pénétrer par la sagesse simple qui émane de ce que vous dites et de ce que vous faites. Revenu dans mon pays, je le saurais peut-être quelquefois, le soir, dans le silence et la solitude. Mais, le jour, je ferais comme les autres, et c'est leur folie contagieuse que j'appellerais sagesse. Si mon cœur, un instant, se souvenait de vous et me criait vos paroles comme des remords, je lui imposerais silence. « Tais-toi, mon cœur, - lui dirais-je avec force, - être bon parmi les méchants, c'est vouloir périr. Tais-toi, mon coeur ; l'adaptation au milieu est la première nécessité vitale. Tais-toi, mon cœur, laisse-moi rester un homme semblable aux autres ; ne me transforme pas en un apôtre qui parle au désert d'une foule inattentive, railleuse ou hostile ; ne me transforme pas en un de ces martyrs, insociables après tout et criminels, puisque leur obstination ne réussit qu'à imposer à leurs frères un crime de plus. Tais-toi, mon cœur, tu n'es pas ici dans ton pays ; tu es au pays de mon esprit froid qui calcule, au pays de mes mains cruelles et sages qui ne reculent pas devant l'inévitable. »

J'agitais les gestes, sans doute incohérents, de celui qui voudrait exprimer en même temps les deux hommes qui sont en lui. Les enfants s'écartaient, effarés, effrayés peut-être. L'un d'eux s'écria :

- Mais ils sont tout à fait insensés, les Cruels.

Télo, effarouchée aussi par mes paroles, pleurait à l'écart. Elle dessinait, tête basse, une attitude de vaincue. Mais bientôt elle releva son front d'amour et d'obstination.

- Pourtant, - insistait-elle, - en le leur disant bien, toujours, toujours, et en les aimant beaucoup, beaucoup...

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