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2 septembre 2007 7 02 /09 /septembre /2007 15:38

Les dix premiers chapitres
[I] [II] [III] [IV] [V] [VI] [VII] [VIII] [IX] [X]
et la couverture


VI

La beauté du spectacle occupait de plus en plus mon esprit, chassant ma méfiance et ma mauvaise humeur. Rassuré et souriant, j'arrivai à la petite pyramide qui servait de maison au vieillard. Un couloir coupait le rez-de-chaussée. Mon compagnon me fit entrer dans une grande pièce, à droite.

- Tu es chez toi, - me dit-il.

Tout semblait préparé à me recevoir. Chargée de toutes sortes de fruits, de fromages et de gâteaux aux formes singulières, une large table attendait. Elle portait aussi un grand vase plein d'eau et un autre plein de lait. Quelques sièges simples, une bibliothèque et un lit complétaient l'ameublement.

Mon hôte continua :

- Tu désires, sans doute, rester seul. Si tu as besoin de moi ou envie de me voir, tu n'auras qu'à m'appeler par cette fenêtre. Je vais dans le verger que tu aperçois. J'ai nom Makima.

Dans la porte entre-bâillée, il demanda :

- Et toi, comment dois-je t'appeler ?

- Mes amis m'appellent Jacques.

Le vieillard sorti, je fis honneur à son repas. Je ne touchai pas aux fromages, ni aux gâteaux, non plus aux liquides peu séduisants. Je me laissai attirer de préférence par les fruits inconnus. Quelques-uns me ravirent. Je connus plus tard que c'étaient le doux savinte et le palta exquis. J'en découvris un plus précieux encore. On le nomme d'un mot composé qui peut se traduire « le blanc-manger ». Sa délicatesse fondante parfume et rafraîchit la bouche mieux que les plus fines de nos glaces, mais il fait circuler dans tout le corps une force joyeuse.

- Toi, - lui dis-je, reconnaissant, - tu vaux presque un bifteck !

Rassasié, je m'étendis sur le lit. Mais trop de nouveautés agitaient mon esprit qui se sentait, depuis que j'avais mordu au blanc-manger, vibrant et heureux comme la lumière même. Je me levai bientôt et je me dirigeai, en haussant les épaules, vers la bibliothèque. Assurément, dans ce pays sans relations avec l'univers civilisé, il n'y avait aucun livre que je pusse comprendre. « Pourtant, m'objectai-je en une sorte d'espoir inquiet, comment tant de ces insulaires savent-ils le français ?... Je suis perdu dans un rêve que ce fruit inconnu a rendu joyeux et qui ignore l'impossible. » Un instant, je tournai le dos aux livres et le coeur me battait follement. J'hésitais devant la déception probable ; je tremblais peut-être davantage à l'idée de l'effarante, de l'impossible satisfaction.

Je crois que le mouvement brusque qui me porta devant la bibliothèque fut véritablement un acte de courage... Elle ne contenait, l'étonnante bibliothèque, que des livres français. Toutes les belles œuvres des trois derniers siècles, depuis les Essais jusqu'aux Destinées et aux Contes cruels. Et aussi les rares ouvrages intéressants de notre génération. Voici, qui marie dans un sublime frémissement d'éternité les sèves d'autrefois avec les forces d'aujourd'hui, les formes anciennes et les aspects actuels de l'aspiration et de la servitude humaines, le dernier roman de J.-H. Rosny. Parfaite de forme et chargée de tous nos espoirs et de tous nos découragements, voici, au pied du Caucase héroïque, La Nef d'Elémir Bourges. Puis je découvre des titres de livres et des noms d'auteurs que j'ignore. Les vers limpides d'Emile Boissier reflètent, au long du Chemin de l'Irréel, parmi d'émouvantes forêts brumeuses, les formes penchées, et qui chuchotent, de la Nuit, de la Volupté, de la Mort. Le Cabaret des Larmes et le Précurseur de Jacques Fréhel dressent devant mes yeux toute une Bretagne de mystère et de passion, un âpre et délicieux mariage des parfums dorés de la lande et de l'odeur glauque de la mer. Avec quel sourire de mépris, en présence de ces livres ignorés et admirables, je songeais aux succès de publicité, aux écritures croulantes que, pendant une saison, le public suiveur proclame des chefs-d'œuvre, après les journaux mercenaires, après les imbéciles qui s'intitulent critiques  !

La nuit m'exila de ces beautés fraîchement découvertes. Je constatai avec un mélange de dépit et d'orgueil patriotique :

« Ces Atlantes savent voler comme des oiseaux ; mais, pas plus que des oiseaux, ils n'ont pu me donner une chandelle ou une allumette. »

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