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5 septembre 2007 3 05 /09 /septembre /2007 15:40

Les dix premiers chapitres
[I] [II] [III] [IV] [V] [VI] [VII] [VIII] [IX] [X]
et la couverture


VII

Je sortais d'un sommeil peuplé de songes. Dans une immobilité craintive, je me demandai : « Ai-je tout rêvé ? » Auprès de moi, sur le lit, je trouvai des livres, des livres français, des livres dont l'un était daté de l'année même. Je m'affirmai presque que j'étais en France. J'étais surpris de me l'affirmer sans enthousiasme. « Est-ce que je regretterais le cauchemar où le vieil anthropophage respectait le boeuf par amour exclusif pour la viande que je suis ? » Je ne pus m'empêcher de rire. « Mon Dieu ! qu'on est bête dans les rêves ! C'était certainement le plus doux des hommes, ce vieillard nu qui ne volait pas, faute de ceinture, et qui avait un singe pour domestique. » Dans mes souvenirs tamisés de sommeil, l'étrange pays m'apparaissait beau et désirable. « Ce ne serait pas une villégiature banale. Je me ferais prêter une ceinture de vol et je me croirais oiseau. Aux branches des arbres je becqueterais de ce fruit qui m'a paru délicieux et réconfortant. Je vivrais dans un paysage nouveau par les couleurs, les formes et les proportions et que, sans doute, le vol multiplie et renouvelle continuellement. Le vieillard me conterait, je pense, de belles et calmes histoires... Mais il faudrait retrouver Charles et causer de ces choses avec quelqu'un qui se place presque au même point de vue que moi. »

Maintenant les traits aquilins et les corps souples de cette race m'intéressaient. Une émotion jeune souleva mes sens et je dis dans un rire : « Si je refais le même rêve, je demanderai à la pilote de dénouer pour moi sa ceinture. »

Je me levai. Mon regard chercha avec une inquiétude grandissante les plus simples instruments de toilette. J'allai vers la table ; je goûtai au fruit qui m'avait laissé le meilleur souvenir. La sensation se renouvela, profondément et largement délicieuse. « Quelle chance ! je vais vivre le beau rêve."

Je courus à la fenêtre. J'appelai, presque plus incrédule :

- Makima !

Le vieillard parut, aérien. II me demanda de mes nouvelles. J'étais un peu choqué de son continuel tutoiement... Bientôt je l'acceptai avec indifférence. « C'est une habitude générale chez les sauvages, et ils ne sont pas plus méchants pour cela. »

- Où est le cabinet de toilette ? - demandai-je.

Makima sourit, - il souriait beaucoup, Makima, - et, me montrant un ruisseau qui coulait à dix pas de la maison pyramidale, - oui, pyramidale, mon vieux Maspéro :

- Voilà, mon ami.

- Il manque un peu de serviettes...

Mais le vieillard, indiquant un arbre aimablement bas dont les larges feuilles pâles et souples retombaient comme des linges :

- Si on peut dire !...

Cet idiotisme m'amusa. « Toi, mon vieux, quand tu prétends ignorer certaines nuances de ma langue, tu te vantes. Tout à l'heure, pour peu que je te pousse, je parie que tu parles argot. »

Ma toilette achevée, je m'étendis sur l'herbe et je bâillai.

- Tu t'ennuies ? - demanda Makima qui, soutenu en l'air par la précieuse ceinture, mangeait des cerises énormes, - tu t'ennuies, même dans ce verger d'Europe ?

Arbres, feuilles, fleurs, fruits, tout avait des proportions effarantes. Mais, le premier étonnement passé, je croyais, en effet, reconnaître les formes agrandies. Voici, puissants comme nos chênes, des pêchers dont une feuille couvrirait ma tête, dont un fruit nourrirait un homme. Voici, hauts comme des eucalyptus, des poiriers dont les poires pendent lourdement comme des gourdes capables de désaltérer toute une journée de voyage. Ces énormes ballons verts et rouges qui font, dans un feuillage épais, une lumière amusante, sont sans doute des pommes. Des ormeaux géants soutiennent, selon le mode virgilien, des vignes grosses comme mon corps et chaque grain de leurs longues grappes s'élargit comme une pêche de France. Près de moi, des fraises s'écrasent sur le sol, lourdes comme des poires ordinaires. Je songe : « C'est trop gros, ça ne doit rien valoir ». J'en goûte une, d'une dent dédaigneuse : j'en mange dix avidement. Plus parfumées que les petites fraises de nos bois, elles fondent dans ma bouche heureuse : « Ce ne sont pas des fraises ; ce sont des fondants, des sorbets, je ne sais quelle synthèse ravissante de connu et d'inconnu. »

De l'autre côté du ruisseau, des fleurs, balancées au vent, m'envoient la griserie de leurs mille parfums. Je les regarde : malgré leur énormité déroutante, je reconnais les roses harmonieuses. Les autres m'inquiètent et m'attirent par je ne sais quel mélange de familiarité et d'étrangeté. Elles semblent, sous des masques, des sourires amis. Non, je dis trop mal mon impression. Ceci plutôt : j'ai vécu de longues années loin du village natal et voici que passent, me saluant, de jeunes femmes que j'ai sans doute laissées enfants, mais je ne puis mettre des noms sur les visages éclos. Ah ! l'émotion faite de douceur et d'amertume ! « Jusqu'ici n'ai-je pas vécu exilé ?... »

- O vieillard, - dis-je, - si tu es rassasié de ces cerises trop grosses, qui sont peut-être des pommes trop rouges, enseigne-moi le nom des fleurs malicieuses qui semblent ricaner : "Tu nous connais, mais tu ne nous reconnaîtras pas !"

- Ce sont toutes fleurs de ton pays.

- Oui, comme les roses sont des églantines.

- Tu as bien dit, mon fils. Malgré le peu de temps que vous laissent vos guerres, vos concurrences, vos luttes folles contre les autres hommes, malgré vos préoccupations bizarres, vos industries puériles, vos plaisirs ennuyeux et envahisseurs, vous avez créé une des fleurs que la nature demande à l'homme et dont elle lui fournit le vague dessin. Nous, plus heureux, nous avons mille fleurs, nous avons sans doute presque toutes les fleurs. Partout nous entendons l'appel de la terre : « J'ébauche, - nous dit-elle, - viens achever. J'ai besoin de ta fidèle collaboration pour devenir moi-même. Je suis celle qui aspire, et toi, tu es la grande conscience de mes mille désirs, la seule divination possible de mes millions de moyens. Je suis le bloc qui veut devenir statue et je n'ai d'autres mains à implorer que les tiennes. Ne me refuse pas ton secours. Je te récompenserai comme une reine comble un enfant. Mange cette baie sauvage : ne goûtes-tu pas, dans sa sécheresse décharnée et âpre, le pressentiment d'un fruit délicieux ? Prends cette graine pauvre et cultive-la pour qu'elle devienne le blé riche. Soigne cette églantine, cette violette, ce myosotis, et fais-moi mes fleurs. Réalise en moi tous les désirs dont je t'ai pénétré, tous les rêves que je t'inspire. Je n'ai que toi pour aider mes songes - nos songes - à éclore, pour préciser mes efforts hésitants, pour faire des éloquences avec mes balbutiements, pour me délivrer des mille aspirations qui me travaillent et me couronner de mes mille réalisations. Ne t'éloigne jamais de moi, ô mon fils bien-aimé, mais perfectionne-moi constamment pour que constamment je te perfectionne. »

- Tu est éloquent, Makima, même en français !

- Non, mon enfant, c'est cette rose qui est éloquente, cette églantine réalisée. C'est cette violette réalisée, ce myosotis réalisé, ce lys réalisé.

Son doigt désignait des fleurs dont chacune dressait, formes, couleurs et parfums, un bouquet d'harmonies, une opulence sans lourdeur... Ah ! le beau vase grec que tu étais, toi, lys réalisé ! Tes nobles courbes blanches, bercées aux caresses des brises, semaient, avec l'or de ton coeur multiple, des senteurs chaudes et voluptueuses. Tu faisais rêver, rayonnant calice, a de sensuelles communions. Ta pulpe, plus délicate qu'un fruit savoureux ou qu'une peau de blonde, faisait frissonner en moi de vagues désirs de nourritures légères, soulevait en moi des désirs précis de baisers. Mais toi, violette réalisée, tu dressais dans la lumière un panache mauve ou tu laissais flotter aux vents une chevelure dénouée. Riche myosotis réalisé, tu étalais sous mes yeux heureux un parterre d'étoiles.

Reviens consoler mon exil incurable, rêve vécu, rêve d'une Patrie, rêve d'un Lieu où tout est beau et généreux, où l'homme est resté fidèle à la nature, où la nature s'est pénétrée d'humanité ! Rends-moi tes parfums évanouis ; ravive tes couleurs fanées d'éloignement ; restaure tes formes que déjà l'oubli dégrade, tes formes qui ne me sont plus, hélas ! harmonies complètes et rassurants équilibres, mais ruines qui s'imprécisent et qu'envahit l'herbe triste du regret. Rends-moi tes fruits plus nourrissants que nos viandes, plus rafraîchissants que nos glaces, plus fondants que les chefs-d'œuvre de nos confiseurs. Rends-moi tes mille fleurs dont nos campagnes ne m'offrent qu'une lointaine espérance, tes fleurs qui sont à dix siècles d'évolution des pauvres avortements auxquels nous donnons leurs noms glorieux. Et, de nouveau, au-dessus de mon oisiveté charmée qui regarde, qui aspire et qui écoute, suspends dans ta lumière joyeuse, parmi la danse des rayons et des oiseaux-mouches, le vieillard aux paroles savantes et enthousiastes.

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