Voici une lettre de Remy de Gourmont à Han Ryner. Datant de 1903, elle fut publiée dans le n°78 des CAHR (p.6).
On peut donc y lire l'appréciation de Gourmont sur La Fille manquée, roman alors récemment paru et qui narre les états d'âme d'un jeune homosexuel plus ou moins refoulé. Je ne peux pas dire grand chose sur ce livre, parce que je ne l'ai pas lu - c'est l'un des plus introuvables actuellement. On peut lire deux avis récents sur la Toile : celui de C. Granier dans sa thèse sur les écrivains anarchistes en France à la fin du XIXè, et celui de L. Godbout dans une conférence sur la littérature homosexuelle française de 1859 à 1939.
Sur la position personnelle de Han Ryner par rapport à l'homosexualité, j'ai le sentiment qu'il y a eu une évolution importante entre, disons, 1900 (année d'écriture de La Fille manquée) et 1925 (rédaction de l'article "Amour" de l'Encyclopédie Anarchiste). Mais c'est un point de vue que j'étayerai ailleurs.
Paris, 28 avril 1903
Je viens seulement, cher Monsieur, de lire votre Fille manquée, et voici mon sentiment, puisque vous désirez le connaître.
Le sujet prêtait plutôt, il me semble à une étude de pathologie mentale (ou, si l'on veut, de psychologie morbide), qu'à un roman. J'ai lu dans les recueils spéciaux d'analogues mémoires sur telles déviations de l'instinct génital. C'est intéressant, parce que cela permet de comprendre une foule de faits que nous qualifions d'anormaux, et qui ne le sont ni plus ni moins que ceux que vous avez voulu expliquer psychologiquement.
Toute la question est de savoir si la matière que vous avez choisie peut être matière d'art. Pourquoi pas ? Le Dominiquin, André del Sarto, Francesco Vanni ont bien peint des hystériques ou des démonomanes, spectacles assurément très en dehors de l'esthétique courante. La folie est un lieu commun de littérature. Pourquoi pas la pathologie érotique ? Un onaniste n'est pas très ragoûtant ; un lépreux non plus.
Ceux qui goûtent la Religieuse ou les Confessions ne devraient pas être cruels à votre livre. Les cent premières pages sont d'une psychologie bien curieuse. Les autres épisodes m'ont paru un peu longs.
Il y aurait peut-être un point de vue moral. Les internats sont d'affreuses écoles de débauche, et vous avez eu raison de le dire ; et la débauche y est souvent sentimentale : c'est encore vrai, et c'est pénible, quoique sans doute irrémédiable.
Mais l'hypocrisie exige qu'on se taise sur ce sujet et que l'on continue de cultiver, sous la surveillance de l'Etat ou de la Religion, tous les vices de Sodôme.
Je ne me joins donc pas à ceux qui mésestiment votre livre, où je ne veux voir qu'une étude curieuse et toute de psychologie morbide.
Croyez-moi, cher Monsieur, votre dévoué confrère.
Remy de Gourmont