Je donnai hier quelques liens pour suivre les manifestations anti-OTAN à Strasbourg. Les choses ont, paraît-il, "dégénéré", comme si tout n'avait pas été fait, du côté des professionnels et des amateurs du baston — commandés ou autonomes —, pour qu'il en soit ainsi.
Pour ce qui est des professionnels, rien à dire, ils ont fait le boulot pour lequel ils sont recrutés : ils ont bien protégé les riches et les puissants, bien utilisé leurs crédits de lacrymos, bien piétiné la dignité des rêveurs qui ne se satisfont pas d'une société dominée par la violence, joignant ainsi l'agréable à l'utile. Bravo les gars !
Pour ce qui est des amateurs, on ne va guère pleurer sur la perte d'un hôtel appartenant à un groupe qui se fait de l'argent sur l'expulsion des sans-papiers, non plus que sur la destruction d'un poste de douane ; on s'interrogera un peu plus sur l'opportunité de l'incendie d'une pharmacie — ah! oui, pardon, c'était un dégât collatéral ! Vive les dégâts collatéraux, donc... Lapider les pros du baston par-dessus les non-violents, excellente idée aussi ! A nouveau, vive les dégâts collatéraux... Bravo les gars !
Bref, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, puisque professionnels et amateurs du baston pourront s'attribuer mutuellement la responsabilité des dégâts collatéraux.
Pendant ce temps, pour des sommes bien plus importantes que le coût des dégradations matérielles mentionnées plus haut, beaux messieurs et belles dames en toute sérénité ont fait bombance, jolis visites, mondanités, et des plus raffinées ; et, puisqu'ils représentent tout le peuple, c'est le peuple entier qui put jouir avec eux, n'est-ce pas ? Magie de la délégation de pouvoir...
Comme d'habitude, l'opinion publique ne retiendra qu'une chose : la société voulue par les anars (puisqu'on établira une relation d'équivalence entre anars et émeutiers), c'est une société où quotidiennement on explose des vitrines à coups de pelles, quand on ne fout pas le feu à des bâtiments.
Je l'ai écrit hier, les techniques émeutières me semblent superficielles et peu cohérentes avec le but que je suppose poursuivi par un certain nombre de ceux qui les utilisent : la possibilité de vivre sans avoir à commander ni à obéir, sans être obligé de nuire à autrui, sans avoir à se méfier continuellement de la personne qui me suit ou me précède dans la hiérarchie économique ou sociale. La possibilité de laisser libre cours à une bienveillance que nous sommes forcés de brider pour ne pas crever dans cet univers de jungle. Bref, la possibilité d'aimer, enfin, sans frein ni entrave, d'un amour plein et entier !
Chose complètement impossible aujourd'hui : comment puis-je aimer librement le patron qui me commande, l'actionnaire qui me vole mon temps, le flic qui me collera en garde à vue si je n'ai pas l'air suffisamment contrit, le prof qui me mettra en retenue pour la même raison que le flic, le militaire qui patrouille avec à la main un instrument de mort, le politicien que j'ai laissé me dépouiller de mon pouvoir de décision... Comment puis-je aimer réellement le salarié que je commande, le travailleur que j'exploite, le type que je contrôle et qui me répond insolemment, l'élève qui ne veut pas apprendre, le civil qui cache peut-être un terroriste en puissance, l'électeur que je dois flatter et tromper... Comment puis-je aimer toute cette cohorte servile ou impérieuse, toute cette lie de sadisme, d'envie, de méfiance et de haine ? Comment puis-je m'aimer moi-même, vautré dans cette soue grouillante d'abominations ? Comment puis-je m'aimer quand je ne peux pas aimer tous les autres, quand ne serait-ce qu'une seule personne sur Terre a des motifs de me haïr ?
Alors je ne vois absolument pas comment la destruction de bâtiments, même hautement symboliques de ce qui m'empêche d'aimer (argent, frontières, délégation de pouvoir...), pourrait me faire avancer d'un pouce vers la libération. Occuper un bâtiment et le détourner de ses fonctions est une action bien plus radicale que le détruire : quand les mal-logés occupent des bâtiments et les rendent à une fonction utile, ils me semblent bien plus radicaux que les activistes qui les détruisent. On va me dire que les mêmes militants sont souvent impliqués dans les deux types d'actions. Parfait : il ne reste plus qu'à s'abstenir de mener la moins radicale des deux (au sens réél, pas au sens médiatique) !
Quant à la confrontation aux forces de l'ordre, là encore, et peu m'importe de faire preuve d'une ingénuité à toute épreuve, je préfère la solution radicale d'une offrande de fleurs aux robocops avant de se faire matraquer sans reculer (donc sans obéir) ni frapper plutôt que la solution superficielle de leur balancer des projectiles sur le casque.
Ces choses étant dites, et sachant que cela revient de toute façon à pisser dans un violon, il me paraît intéressant de copier ci-après un texte récupéré sur le site du groupe de Strasbourg de la Fédération Anarchiste. Texte datant d'août 2001, écrit suite aux événements de Gênes, mais qui reste tout à fait d'actualité, et pourrait d'ailleurs être repris mot pour mot aujourd'hui (excepté quelques noms propres purement circonstanciels). Je ne sais pas si les copains de ce groupe sont toujours sur ces mêmes positions, personnellement je le suis plus que jamais. Mais beaucoup plus désespéré, sans doute.
L’anarchisme... et la non-violence
Dans les compte-rendus des manifestations de Gênes, les médias ont souvent utilisés le terme d’anarchiste comme synonyme de casseur. Pourtant le rapport à la violence, et donc à la non-violence, au sein de la mouvance libertaire est plus complexe que la vision manichéenne des médias « institutionnels » ne le laisse supposer. Nous estimons qu’un éclaircissement est nécessaire.
Pour commencer, donnons une définition succincte (et centré sur le thème de la violence) de l’anarchie : « Il est possible d’affirmer que le projet anarchiste est précisément l’élimination de la violence de l’organisme social et, par conséquent, également l’abolition des rapports de domination et de toute structure hiérarchisée de la société, ces dernières n’étant jamais que les formes ritualisées et institutionnalisées d’une violence toujours présente, mais de manière plus indirecte. L’anarchie signifie d’une part la fin de l’accaparement de la violence légitime par une communauté d’individus (abolition de l’État) et d’autre part l’élimination de l’utilisation de la violence et de tous les autres moyens coercitifs comme prétendus remèdes sociaux. Elle ne se limite donc pas à l’abolition de l’État, elle est réellement une nouvelle forme d’organisation sociale (qui reste à élaborer dans le futur et que l’on prépare dans le quotidien) ». (Xavier Bekaert, Anarchisme, violence, non-violence)
À Gênes, tous les manifestants violents n’étaient pas anarchistes, et tous les anarchistes n’ont pas été violents. L’immense majorité des libertaires se trouvaient dans les cortèges dits pacifistes et étaient regroupés au sein du collectif « Anarchistes contre le G8 ».Les membres de ce collectif luttaient, à leur manière, contre toutes les formes de violences, qu’elles soient capitalistes ou étatiques : chômage, précarité, inégalité, rapport dominant-dominé, répression ? Si une partie du mouvement anarchiste recours à l’action violente, celle-ci n’est pas gratuite et se focalise sur des symboles du capitalisme (grandes banques, Mc Donald, magasins de luxe) ou de l’État (commissariat). Du point de vue des anarchistes formant les Black Blocs, l’action de rue est une défense face à la violence quotidienne du système capitaliste et étatique. Si nous comprenons les motivations de ces actions offensives face à des symboles de l’oppression, nous, groupe de Strasbourg de la Fédération Anarchiste, ne les reconnaissons pas comme nôtres.
Pour nous, la violence est le pire des moyens d’action. Il ne fait appel ni à la réflexion, ni à la conscience. Qui dit violence, dit domination et, par conséquent, inégalité entre les individus. Aussi nous essayons, dans la mesure du possible, d’être non-violents. Nous ne voulons pas d’une société qui règle ses différents par le conflit. C’est ainsi que dans notre lutte contre l’État (qui a le monopole de la violence d’un point de vue légal), nous privilégions la non-violence. Les conflits sont inévitables. Mais nous estimons que le degré d’avancement d’une société peut se mesurer à sa capacité à les gérer de manière non-violente et radicale (en s’attaquant à la racine). En utilisant la violence, on ne fait que superposer un nouveau conflit à celui que l’on cherche à résoudre. La forme étatique et capitaliste de nos sociétés porte en elle les germes de la violence. La structure hiérarchique est l’une de ces manifestations. Elle engendre un rapport de force constant. Une société où règnerait l’égalité sociale se prémunirait de ce type de conflit et faciliterait les relations entre les individus. Nous pensons que les moyens influent sur la fin. C’est pour cette raison que nous croyons que l’anarchie viendra moins d’une révolution violente que d’une évolution graduelle. Lutter par la violence contre la violence, ne fait que légitimer cette dernière. Ainsi nous privilégions d’autres formes d’action directe telle que la désobéissance civile, l’abstention, la grève générale et auto-gestionnaire (c’est-à-dire en redémarrant la production au profit des travailleurs). Néanmoins, nous sommes conscients qu’il existe des moments où il ne reste que ce moyen pour se défendre. Ainsi en 1936, des centaines de milliers d’anarchistes espagnols ont pris les armes contre les franquistes. Il s’agissait pour eux de défendre leur liberté, et surtout la libre mise en commun des terres et des moyens de production. Combat souvent continué en France, sous l’occupation, au sein du FTP-MOI (Franc Tireur Partisan - Main d’oeuvre Immigrée).
Tout en préconisant la non-violence, les anarchistes estiment que c’est aux individus de prendre leurs responsabilités et de déterminer les moyens d’action les plus appropriés face à une situation donnée.
En parlant de la non-violence
Le stade le plus proche de l’anarchie pure serait une démocratie basée sur la non-violence. Gandhi (De Harijan, 13 janvier 1940)
Si les hommes sont des êtres raisonnables, alors leurs relations doivent être basées sur la raison, sur l’esprit, et non sur la violence des hommes qui par hasard ont accaparé le pouvoir. Et c’est pourquoi la violence du gouvernement ne peut se justifier en aucun cas. Léon Tolstoï (Rayons de l’aube)
On ne le dira jamais assez, l’anarchisme, c’est l’ordre sans le gouvernement ; c’est la paix sans la violence. C’est le contraire précisément de tout ce qu’on lui reproche soit par ignorance, soit par mauvaise foi. Hem Day ("Violence - Non-violence - Anarchie", dans L’Unique n° 54, 55 et 58, en 1951)
La violence défensive peut quelque fois paralyser une violence offensive. Mais ne la considérez-vous pas comme une défaite ? Elle vous force à descendre sur le terrain de l’adversaire, à adopter ses méthodes et ses moyens. Utile quelque fois contre telle violence déterminée, elle ne saurait détruire le principe même de la violence et diminuer la violence en général ! Han Ryner
Ce n’est pas en violantant et en frappant les hommes que nous voulons affranchir que ce but rénovateur sera atteint. Ils croiront d’avantage, au contraire, à la nécessité du despotisme, et approuveront toutes les entreprises liberticides dirigées par les meneurs d’hommes contre les indisciplinés. André Lorulot (Les théories anarchistes)
L’ensemble des théoriciens anarchistes qui ont écrit sur la violence admettent qu’elle n’a rien à voir avec les principes mêmes de l’anarchie. Certains reconnaissent qu’elle peut ou doit être utilisée dans la lutte libératrice comme moyens d’action, sans jamais en faire un principe intangible. Tolstoï
Source : http://fastrasbg.lautre.net/?L-anarchisme-et-la-non-violence