J'ai annoncé, il y a déjà fort longtemps, de la correspondance envoyée par Han Ryner à Manuel Devaldès, que je voulais commenter. Mais l'entreprise s'est avérée plus ardue que prévue, et je suis fort fainéant. Cela avance donc très lentement et de manière bien sporadique. Amie lectrice, ami lecteur, garde espoir ! Le jour viendra où tu pourras, enfin, consulter ces quelques lettres — rien de bien fracassant au demeurant.
En attendant, voici la préface aux Contes d'un rebelle, recueils d'apologues écrits de 1906 à 1923, et parus dans des périodiques comme Le Libertaire, L'Idée Libre et surtout Le Réveil de l'Esclave dont Devaldès assura la rédaction. Publié en 1925, coédition Editions de L'Idée Libre / Librairie Albert Gros.
J'ai donné quelques informations sur Manuel Devaldès ici. Sa production littéraire et militante est assez abondante, inégale, parfois assez contestable mais digne d'intérêt. Certains de ses contes restent savoureux — on peut en lire un là. On aura l'occasion de revenir sur ce personnage.
Pascal dit quelque part : « Quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi ; car on s'attendait de voir un auteur et on trouve un homme. » Manuel Devaldès nous donne cette surprise et cette joie. Plus encore que par le naturel du style, par la forte et un peu rugueuse harmonie de sa pensée, de sa parole et de son geste.
Devaldès n'écrit que pour exprimer ce qu'il pense. Et il est loin de l'impulsif qui, projetant au dehors tout ce qui traverse sa tête incertaine, vante des sincérités alternées. Il étudie les questions avant de les résoudre. Quand il croit enfin tenir la vérité, nul n'obtiendrait de lui mensonge, silence ou soumission.
Entre autres nobles histoires, les Contes d'un Rebelle récitent un réfractaire qui, la veille de la guerre, parce qu'il ne veut ni mourir stupidement ni tuer criminellement, s'est réfugié â l'étranger. Devaldès a renoncé à tout pour obéir à sa raison. Fin juillet 1914, il s'est glissé sans argent, dans un pays dont il ignorait les moeurs et la langue. Courageux, laborieux, persévérant, il est de ceux qui apprennent et qui se débrouillent. Il n'en a pas moins affronté long isolement et durable misère. Persécution aussi, comme on devine. On a voulu lui imposer l'alternative de revenir en France ou de s'engager dans l'armée anglaise. Sa résistance indignée a pu être efficace : des écrits déjà anciens prouvaient sa haine éternelle de l'assassinat guerrier. Les juges de Londres ayant lu La Chair à Canon, brochure publiée pour la première fois en 1908, n'ont pu refuser à son auteur le privilège du conscientious objector. Mais la loi française, plus inhumaine, l'exile toujours. Il est de ceux auxquels songe ma virile tendresse chaque fois que je réclame l' amnistie sans réserve et qu'on pardonne enfin aux déserteurs d'avoir pu, suivant le mot du grand Lamartine, déserteur lui-même, se faire accuser d' humanité.
Le style de Devaldès dit exactement l'homme : probe, net, précis, incisif, un peu dur volontairement. Il est de ceux qui montrent leur raison et cachent leur sensibilité. A regarder de près, que de sensibilité dans sa raison même... Il est des rares qui ont su établir en eux l'accord du coeur et de l'esprit.
Il le sait comme je le sais : nous différons par plus d'une nuance ; il arrive qu'il rit de mes théories ou que je souris des siennes. Mais, sous des vêtements de coupe et de couleur différentes, nos actions, nos abstentions surtout, se ressemblent comme des soeurs. Il est plus exclusivement déterministe que moi. Que m'importe ? Puisqu'il fait triompher dans sa conduite cette liberté que je nommerai aujourd'hui, pour lui plaire, le déterminisme supérieur de la conscience.
J'oublie peut-être que j'ai des contes à présenter au lecteur. Est-il si nécessaire de dire, à qui va en jouir, la richesse ingénieuse de l'invention, la puissance rare de l'ironie, la netteté rayonnante des symboles, et tout ce qu'il sonne d'humanité généreuse dans l'accent un peu rude de Manuel Devaldès ?
Quel artiste est complet ?... Celui-ci ignore les grâces, les souplesses, le jeu des lueurs vagabondes, le frôlement des ombres remuées et l'art du clair-obscur. Il inonde tout le tableau d'une lumière égale, immobile, j'allais dire : brutale. Il n'en est que plus accessible ; il n'en sera que plus populaire. Avec lui, impossible de ne pas comprendre. Il ne met pas des points, il met, sur tous les i, des trémas. Les éditeurs ont repoussé (avec quel tremblement !) un livre qu'ils déclaraient « trop subversif » et qui, aussi hardi, en effet, que quelques autres, étale ses hardiesses sous plus de soleil.
Livre plus que de bonne foi. Livre de clarté blessante. Lumière qui s'enfonce et taraude dans le souvenir. De notre consentement ou malgré nous, elle nous travaille, nous aide à nous former ou nous humilie. Celui qui voudrait s'obstiner à fermer les yeux se sent bousculé et giflé de clarté.
Œuvre d'un immoralisme un peu brusque, d'une sagesse un peu raide. Mais comment la sagesse ne se raidirait-elle point de défense ou de dégoût parmi la sarabande des folies contemporaines ?...
Manuel Devaldès a poussé le souci de vérité jusqu'à dater chacun de ses contes. A un classement logique qui donnerait de savantes gradations, à des groupements esthétiques qui fianceraient les nuances, marieraient les couleurs, ménageraient les sourires et les surprises, il a préféré, d'une belle naïveté, l'ordre chronologique. Scrupule excessif : il n'y a pas ici évolution, mais, durant seize années où l'histoire, chaos et cahotement, ne connaît guère que des menteurs et des renégats, noble fidélité d'un homme à soi-même. Avant de dresser le premier de ces beaux et abrupts récits, Devaldès s'était trouvé ; et il est de ceux qui ne risquent point de se perdre. Nulle n'a varié, de ses fermes solutions. Tout au plus constaterait-on que son intérêt s'est porté plus entier et plus âpre à de certaines époques sur de certains problèmes.
Lisez et relisez les Contes d'un Rebelle. Je suivrai, premier, le conseil que je donne. Pour ma joie. Pour mon utilité aussi. Chez ceux d'entre nous qui consentent le plus pleinement à la lumière, la clarté cruelle que porte Devaldès — cruelle comme la tendresse irritée — fouillera encore plus d'un recoin où nous essayions de ne pas regarder.
Han Ryner