Voici presque 100 ans paraissait Le Cinquième évangile, aux éditions Eugène Figuière. Le manuscrit était en souffrance d'éditeur depuis 1906. Des extraits avait pourtant paru en 1907 dans La Phalange, mais des désabonnements en nombre de lecteurs outrés contraignirent Jean Royère à interrompre l'expérience ! Par la suite, ce texte fut refusé par diverses maisons, dont Stock.
Un demi-siècle après Renan, écrire une vie de Jésus sans se conformer aux dogmes religieux continuait à choquer. D'autant que la version de Ryner est tout à fait singulière. Expurgeant le récit de toute péripétie surnaturelle, il ne se contente pas d'une paraphrase des évangiles canoniques : s'il en garde la trame et reprend un certain nombre d'épisodes, il les adapte, les modifie, parfois les retourne complètement, et en ajoute aussi de son cru. Evidemment Ryner "rynérise" Jésus, comme il "rynérisa" Epictète, comme il "rynérisera" Socrate. Ajoutons qu'il a su donner à son œuvre un souffle poétique qui n'a rien à envier à la prose biblique. On s'en apercevra en lisant ici un extrait.
Mais revenons aux vicissitudes de l'édition. C'est donc Figuière qui prit le risque de publier Le Cinquième évangile, et il ne dut pas s'en trouver plus mal puisque l'ouvrage de Ryner se vendit bien. La date indiquée sur l'édition originale est 1911 mais elle fut achevée d'imprimer en septembre 1910, et un "banquet du Cinquième évangile", plus ou moins organisé par Figuière, eut lieu le 4 décembre 1910, dans une atmosphère quelque peu houleuse... On l'a évoqué ici et là.
Ce livre fut réédité chez Athéna en 1923, puis par Belfond en 1976 (avec une préface de Franz Hellens).
Il reparaît aujourd'hui, à une enseigne quelque peu inattendue, puisqu'il s'agit des éditions Théolib, éditions protestantes libérales.
Inattendue ? Pas tant que ça, quand on sait que Le Cinquième évangile fut plutôt bien accueilli en son temps par les protestants libéraux. Parmi eux, le pasteur Etienne Giran fut même enthousiaste (cf. ici) et, paraît-il, prêcha sur des extraits du texte de Ryner... Il publiera à son tour en 1927 une réécriture de l'évangile : L'Evangile retrouvé. Giran, entré dans la Résistance pendant la seconde guerre mondiale, fut déporté et mourut à Buchenwald en 1944.
C'est en lisant et en rééditant Giran que Pierre-Yves Ruff, de Théolib, découvrit le bouquin de Ryner, qui lui plut et qu'il décida de rééditer.
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Je suis matérialiste : je crois que l'esprit n'est rien d'autre qu'une activité corporelle, au même titre que la circulation sanguine, la respiration, la digestion, etc. (ce qui ne préjuge en rien de l'importance que je peux donner à telle ou telle activité). Je crois que l'esprit disparaît lorsque le corps meurt, que rien ne lui survit (et c'est à mon point de vue une excellente chose). Je suis positiviste, étant strictement et viscéralement incapable de concevoir et d'accepter quelque transcendance que ce soit. Je crois qu'aucune volonté n'a présidé à la création de l'univers (si création veut encore dire quelque chose appliqué à l'univers) et qu'aucune volonté ne préside à ses destinées. Je crois tout cela (j'ai quelques raisons de le croire), mais je ne crois pas que que cela me rende meilleur ou supérieur à ceux et celles qui ne croient pas la même chose. Le matérialisme, non plus que le spiritualisme, n'a jamais rendu personne meilleur. En revanche le dogmatisme, qu'il soit spiritualiste ou matérialiste, a conduit aux joyeusetés de l'inquisition et du goulag (deux exemples parmi d'autres).
Ryner renvoyait dos à dos les dogmatiques de tous bords, les dogmatiques du positivisme comme ceux de la religion. Qu'on lise sa conférence Contre les dogmes, ou mieux encore, La Soutane et le veston !
De plus, et contrairement à votre serviteur, Ryner n'était pas matérialiste : il pensait l'esprit davantage comme une substance que comme une simple activité physico-chimique, et croyait en sa survie. Quant à savoir les modalités de cette survie, elles étaient pour lui l'objet de rêveries, dont on peut avoir un aperçu dans son roman patchwork La Vie éternelle. La métaphysique fut toujours pour lui un objet de rêve, avec tout ce que cela comporte de poésie, et cette part de rêve est assurément l'une de ses nécessités intérieures. Au cours d'une intervention lors d'une conférence du pasteur Giran, Ryner se donna d'ailleurs pour un "libre-rêveur", expression qui rend sans doute plutôt bien à la fois la distance et la proximité entre lui et Giran, lequel se reconnaissait "libre-croyant".
Dans ce que j'ai pu comprendre du protestantisme libéral, que je ne connaissais pas avant que P.-Y. Ruff ne m'annonce son projet de réédition, il y a en premier lieu, chez les personnes qui se réclament de ce courant, ce côté "libre-croyant" : ils ont une foi, certes ; ils sont chrétiens en ceci qu'ils sont attachés, sans doute davantage qu'à d'autres actes et à d'autres paroles, aux paroles et aux actes d'un individu que l'on connaît sous le nom de Jésus ; individuellement, chacun a des croyances auquel il tient ; mais ils ne cherchent pas à les imposer à qui que ce soit, et cela même est un principe qui les fédère.
De ce dernier point de vue, ils sont certainement plus proches de Ryner que peuvent l'être certains prétendus libres-penseurs .
Tout cela pour dire, mais je crains que cela ne soit pas évident pour tout le monde, qu'il serait idiot de voir dans cette réédition inattendue une récupération d'Han Ryner par de méchants croyants désireux de faire tourner les cerveaux en sauce blanche.
Et c'est pourquoi j'ai accepté de faire une petite postface, que l'on pourra bientôt lire sur ce blog, dans laquelle je donne quelques brèves indications sur ce que je crois comprendre du rapport de Ryner au christianisme, et de son point de vue sur la figure de Jésus.
Quant à la préface, elle est de Pierre-Yves, et si son optique de "libre-croyant" me déconcerte un peu, notamment quant il parle de la "théologie de Ryner", je lui suis reconnaissant d'apporter un éclairage original sur ce très beau texte qu'est Le Cinquième évangile. Il écrit d'ailleurs à la fin de sa préface :
Quand nous lisons un texte, nous en faisons toujours — mieux vaut en général s'en rendre compte — quelque chose de différent. Lire, c'est entrer dans un univers, le faire sien, trouver notre façon d'en faire notre demeure, de l'habiter secrètement. Dès lors qu'elle est profonde, la lecture engage toujours le plus intime de nous-même.
D'aucuns rêvent parfois d'une lecture transparente, d'une pure répétition, rêvant d'une compréhension à l'identique. C'est un rêve de militaire. Quand un ordre est donné, mieux vaut qu'il soit compris tel quel.
Mais aussitôt qu'il y a quelque chose de plus, dès qu'un peu de lumière, venue de l'intérieur, éclaire la lecture, il y va d'autre chose. Heidegger avait souligné la nécessité, pour un auteur, d'être compris différemment de la façon dont il se comprenait lui-même. Nécessité, car sans cela, il n'y a pas de vraie lecture, il n'y a pas de relation.
Cela, Ryner le subjectiviste ne l'aurait certes pas désapprouvé, quand bien même il se serait agi de la lecture de l'une de ses œuvres ! Et la conclusion de Ruff lui aurait aussi fait plaisir :
Je me demande si par cet acte de récriture qui est aussi, en certains cas, une trahison avérée du texte, Ryner n'est pas, au bout du compte, bien plus fidèle à l'évangile que nombre de ceux qui pensent avoir appris à le lire et à le prêcher.
Présentation de l'éditeur et références :
Ce livre est une petite merveille, dont on peut dire beaucoup de choses, mais qu'il convient surtout de laisser parler. Nous en donnons ici seulement les premières lignes, espérant que cela sera pour le lecteur une invitation au voyage, à la découverte d'un évangile revisité, réinventé parfois par un poète libertaire, "néo-stoïcien" peut-être, mais dont le stoïcisme est avant tout un appel à l'amour et au bonheur :
Plusieurs ayant écrit des choses qu'ils trouvaient dans leur cœur mais qu'ils croyaient que d'autres avaient vues avec les yeux du corps ou entendues avec les oreilles charnelles ;
J'ai voulu aussi, ô mon âme d'amour et de rêve, mettre par ordre ce que tu sais, après m'en être exactement informé auprès de toi.
Et, puisque le souvenir de Jésus, fluide et flottant comme un fantôme, a pris les formes successives des poètes qui se croyaient des historiens,
Il prendra bien encore la forme d'un rêveur qui n'ignore point que son rêve est un rêve.
Han Ryner — Le Cinquième évangile — Avant-propos de Pierre-Yves Ruff, postface de C. Arnoult — Théolib, coll. Sources laïques, Paris, s.d. [2009], 194 pages. 18 €.
Remarque : dans ma postface, j'évoque deux textes de Ryner, inédits en volume, qui devaient enrichir cette réédition. Un oubli de dernière minute a conduit à l'absence de ces deux textes dans le volume. Un addendum peut être téléchargé ici. A imprimer recto-verso et à insérer dans votre exemplaire (s'il ne le contenait pas).
A l'heure actuelle, l'ouvrage n'est pas diffusé en librairie, et doit donc être commandé auprès de l'éditeur. Je dispose de quelques exemplaires réservés aux visiteurs et visiteuses du blog (me contacter).