A l'occasion de la réédition toute récente du Cinquième évangile, je mets en ligne l'ébauche de dossier critique paru dans le n° 69 (2è trimestre 1963) des CAHR. La sélection et les coupures ont été faites par Louis Simon. On a ajouté le texte manquant entre crochets, quand cela a été possible.
[Georges Palante] [Paul Reboux] [Henri Bachelin]
[Etienne Giran] [Octave Béliard] [Daniel de Vernancourt]
[Laissons les entreprises de pédantocratie et terminons ces notes par l'évocation d'une noble figure de rêve : le Christ du Cinquième Evangile de M. Han Ryner.]
On sait qu'il existe sur la naissance de Jésus une curieuse légende dans laquelle le nom de Panther ou Panthère joue un rôle. Voltaire, dans son Dictionnaire Philosophique, à l'article Prophéties, rapporte que le père de Jésus, au dire des anciens juifs, aurait été un gentil du nom de Panther. En conséquence, les juifs traitaient Jésus de fils de Panther, d'impie et fils d'impie. Je trouve d'autre part dans Origène (Contra Celsum) une version plus étrange. Celse fut, on le sait, le premier écrivain qui attaqua le christianisme. Ce fut une sorte de Homais du second siècle qui ridiculisa de son mieux les légendes et les dogmes chrétiens. Or, nous trouvons rapportée chez Celse, au dire d'Origène, une légende juive, d'après laquelle Jésus serait né d'une jeune femme juive et d'une panthère ( !) — Je me hasarde à expliquer cette dernière et bizarre légende par une transformation populaire de l'autre version d'après laquelle le père de Jésus aurait été un étranger du nom de Panther. [— L'amour du peuple pour le merveilleux et peut-être aussi la haine des juifs pour les chrétiens auraient transformé le nom de « Panther » en celui d'une panthère ; et aurait ainsi attribué au Christ cette étrange naissance dont on trouve d'ailleurs des équivalents dans les mythologies païennes.]
Si je pose ce petit problème d'histoire ou plutôt de légende religieuse, c'est que l'idée m'en est suggéré par le début du beau livre de M. Han Ryner : Le Cinquième Evangile s'ouvre par le récit des amours de Marie et d'un centurion de l'armée romaine (grec d'origine), nommé Panthéros, jeune et beau comme un dieu, ayant dans le cœur et exprimant dans le plus beau langage toute la noblesse d'âme stoïcienne, tout le magnifique Mépris de la Loi, toute la sagesse escarpée et sereine que M. Han Ryner va infuser dans l'âme du Fils de son rêve. En Marie elle-même revit l'amour ardent de la Justice, héritage de cette race juive d'où est sorti le cri enflammé des Prophètes. C'est de ce couple eugénique que va sortir le héros du Cinquième Evangile, le Nazaréen idéal que M. Han Ryner invite à une ascension nouvelle vers des cimes aussi hautes, mais moins âpres, plus claires et plus hospitalières que celles du haut desquelles vaticina Zarathoustra.
du Mercure de France
16 mai 1911
[On peut lire la chronique entière sur l'excellent site Palante.]
Après les évangiles selon Saint Mathieu, Saint Marc, Saint Jean et Saint Luc, nous avons l'Evangile selon M. Han Ryner. L'auteur a entrepris de purifier les écritures des légendes bizarres, des quiproquos, et des calembours dont elles sont regrettablement encombrées. Il a voulu faire de Marie, de Joseph et de Jésus des êtres humains et soumis à nos passions ou à nos faiblesses ; surtout il a étudié la personnalité du Christ avec une perspicacité digne d'éloges. Il a tracé un portrait remarquable de rêveur anarchiste, de phraseur dont les images incomprises s'accréditaient et devenaient par la tradition des réalités, d'inconscient qui prêchait aux hommes une doctrine fondée sur la bonté, d'optimiste illuminé qui annonçait le triomphe de ses idées, sans prévoir comment s'accomplirait ce triomphe et quels en seraient les bénéficiaires. Il y a, dans cet ensemble de textes apocryphes composés par M. Han Ryner pour contredire logiquement les textes consacrés, de la clairvoyance et de la poésie.
Paul Reboux
dans le Journal du 11 novembre 1910.
[LE CINQUIÈME EVANGILE, par Han Ryner (Figuière).
Ce que la Cène vit et ce qu'elle entendit
Est écrit, dans le livre où pas un mot ne change.
Par les quatre hommes purs près de qui l'on voit l'Ange,
Le Lion, et le Bœuf, et l'Aigle, et le ciel bleu ;
Cette histoire par eux semble ajoutée à Dieu
Comme s'ils écrivaient en marge de l'abîme.
Tout leur livre ressemble au rayon d'une cime......
(Hugo : La Fin de Satan).
Voici qu'à ces « quatre hommes purs » il nous faut ajouter, et je le dis sans ironie, Han Ryner, mais sous quelle figure symbolique ? N'est-ce pas à propos de ce Cinquième Evangile qu'il faudrait modifier, sous une forme... judiciaire, la phrase de Pascal devenue lieu commun :Le cœur a ses raisons dont la raison connaît ? Car il s'agit dès les premières pages, et nous n'avons pas à nous y tromper, d'un rappel à la stricte raison. Il faut enlever au Christ qui s'appela Jésus, — puisqu'il y eut, en Judée, beaucoup d'autres Christs, — son auréole divine, le faire descendre du Thabor pour l'inviter à une ascension vers le sommet réel, et pour qu'il devienne enfin, ce fils de l'Homme, un Homme. Mais il s'agit aussi de ne point nier les miracles. Toutes les guérisons deviendront allégoriques.] Les miracles ne touchent point à la chair : ils se font dans les âmes. Et les voici tous expliqués dans ce Cinquième Evangile, non point didactiquement, mais en si parfaite conformité avec la nature numaine, que, si nous arrivons à refuser notre complet assentiment, ce n'est qu'au prix d'un effort. Car ne sont-ce point encore des rêves ? Oui. Le Cinquieme Évangéliste le sait bien lui-même :
[Puisque le souvenir de Jésus, fluide et flottant comme un fantôme, a pris les formes successives de poètes qui se croyaient des historiens,
Il prendra bien encore la forme d'un rêveur qui n'ignore point que son rêve est un rêve.
Dans ce rêve nous trouverons pourtant d'étranges précisions, lorsque la raison intervient. Jésus, nous dit Han Ryner, n'était pas assez harmonieux et assez fort pour tenir son chemin entre la prière et le blasphème. C'est pourquoi il eut peur de ses pensées. Il rêvait et priait, et il croyait penser. Il faisait, avec l'ombre de sa justice et de sa bonté, un avenir de bonté et de justice.
Mais] nous trouverons aussi, lorsque le rêve devient une pensée, d'étranges agrandissements, comme lorsque le voile du Temple se déchira, decouvrant le Saint des Saints, c'est-à-dire la vérité du monde.[Un jour que le Christ Jésus parlait à la foule, il vit venir à lui un homme aux vêtements couverts de poussière, et il tenait un bâton à la main, et on voyait qu'il arrivait d'un long voyage.
Il dit donc à Jésus : Tes paroles sont nouvelles aux oreilles de ceux-ci. Moi, je les ai entendues souvent dans d'autres pays.
Car je viens des pays où Alexandre ne pénétra point. Et ils sont des milliers de prophètes, dans ces pays, qui annoncent l'amour et la miséricorde.
Jésus leva les mains vers cet homme, et dit : Sois béni, ô mon frère ! Car tu es pour moi le messager d'une grande joie !]
Reprocherons-nous au cinquième Evangéliste d'avoir accordé son rêve personnel avec de précédentes exégèses, et de nous avoir donné, de la résurrection, des explications que Renan, s'il était né trente années plus tard, ne désavouerait point ? Non, puisque, de tout cela, nous ne savons rien, ni les uns ni les autres. Il suffit qu'un idéal nous soit proposé, au nom de la justice et de l'amour, pour que nous tâchions à y conformer les moindres de nos pensées et de nos actions, que nous sachions que Jésus parlait toujours au nom de son cœur, et il s'adressait au cœur de ceux qui étaient là, que quiconque détruit une loi au nom de son cœur, celui-là est un vivant et une source de vie.
Et, à cause de ces insinuations, et de ces affirmations, et de beaucoup d'autres, que, pour parler comme le quatrième Evangéliste, je ne puis écrire en détail, le Cinquieme Evangile est un livre qui méritera longtemps d'être lu, et, surtout médité.
Henri Bachelin,
dans la Nouvelle Revue Française
du 1er mai 1911
[On peut apparemment lire l'intégralité de l'article là-bas.]
Un cinquième Evangile ? Quel est l'heureux chercheur qui l'a découvert au tond d'un de ces gîtes mystérieux où dorment encore tant de documents ignorés ? C'est Han Ryner. Mais ce n'est pas vers un vague Orient qu'il a dirigé ses recherches : il s'est penché sur « son âme d'amour et de rêve » et c'est là qu'il l'a découvert...
Dès longtemps, certes, l'exégèse du protestantisme libéral avait établi cette humanité du Fils de l'homme, mais rien n'est plus émouvant que ce témoignage d'un poète qui s'informe auprès de « son âme d'amour et de rêve » et y puise intuitivement et de prime abord des révélations qu'une critique myope a mis des siècles à découvrir !
C'est cette puissance d'évocation que j'aime à mettre en lumière, car elle s'impose. Je ne crois pas qu'on ait écrit autour de l'Evangile quelque chose qui réponde plus merveilleusement à la pensée de cet « humble de cœur et d'esprit » que fut Jésus. Han Ryner a su éveiller, dans son être profond, ce « disciple aimé » dont parle le quatrième Evangile et qui, vivant dans l'humanité, doit « rendre témoignage » jusqu'à la fin des siècles. C'est ce disciple aimé, ce disciple selon l'Esprit qui parle par sa bouche et qui est le véritable auteur du Cinquième Evangile. Certes, il faut une jolie audace pour oser donner ce titre à un livre dont l'auteur a sondé tout ce qu'il y a d'incertitude dans nos pauvres certitudes humaines, mais c'est là un bel acte de foi en l'Esprit vivant qui n'a pas cessé de parler à l'humanité chercheuse. C'est un acte de foi en cet Esprit de vérité qu'annonce le quatrième évangéliste et qui doit corriger les antiques révélations ou les confirmer ou les parfaire ! Et c'est cet Esprit de vérité que Han Ryner a écouté parler dans son « âme d'amour et de rêve ».
[...] Je pourrais multiplier les citations durant de longues colonnes : tout y est profond, tout y est original. Certes, les croyants attachés à la tradition feront de nombreuses réserves, mais les paraphrases que Han Ryner donne des paroles obscures du jeune inspiré de la Galilée les éclairent merveilleusement. Les paraboles qu'il ajoute à celles de l'Evangile sont dignes de celles qu'il contient, et, l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, de la riche imagination du poète qui renouvelle, dans toute sa fraîcheur orientale, la forme littéraire des paraboles évangéliques et de l'extraordinaire puissance d'intuition qui nourrit sa pensée. C'est bien un cinquième Evangile que nous avons désormais, et les lecteurs trouveront dans ses pages des richesses insoupçonnée. C'est l'Evangile laïque par excellence. Il est le livre de chevet que je souhaite à une démocratie consciente d'elle-même, et je me considère comme très heureux de le signaler aux lecteurs des Droits de l'Homme. Ceux qui l'ont lu se surprendront à le relire ; ils y reviendront encore, et le charme prenant qui s'en dégage ne fera que s'accroître à chaque lecture nouvelle.
Etienne Giran,
dans ses « Propos d'un Libre Croyant »
Les Droits de l'Homme du 12 mars 1911.
[Deux livres de Giran sont réédités chez Théolib. On trouvera notamment dans Le Christianisme progressif une intervention de Ryner lors d'une conférence de Giran.]
C'est un évangile rationaliste, la vie de Jésus adaptée à notre mentalité d'hommes modernes. L'auteur a serré du plus près le texte de Luc, de Marc, de Mathieu et de Jean, mais il a élagué par-ci, par-là, ajouté quelques anecdotes ou paraboles de son cru, et donné des faits merveilleux, une explication symbolique. Son but est de mettre en relief le Jésus, humain, individualiste, ennemi des lois, que ses disciples ne comprirent pas, puisqu'ils s'appuyèrent pour fonder une religion nouvelle sur l'autorité de celui qui était venu détruire les religions au profit du culte intérieur. D'autres ont vu la métaphysique christique, d'autres une mystique. M. Han Ryner s'attache à l'éthique de Jésus, assez proche de l'éthique stoicienne, et tout ce qui reste de lui, en somme. Dans ce travail, M. Han Ryner a effacé volontairement son effort personnel ; ce sont généralement les évangélistes qui parlent ; mais l'auteur dirige leurs discours, et leur en prête souvent, sans en avoir l'air.
Octave Béliard,
dans Les Hommes du Jour du 29 octobre 1910.
Cette nouvelle « vie de Jésus » n'est pas écrite à la façon d'un livre d'histoire, c'est bel et bien un évangile, mais un évangile d'un genre tout particulier, un évangile pour les gens qui ne croient pas le moins du monde à la divinité du Christ, ni même à sa mort sur la croix.
Vous vous rappelez le texte de Renan, quand Jésus expire : « Le ciel était sombre ; la terre, comme dans les tous les environs de Jérusalem, sèche et morne. Un moment, selon certains récits, le cœur lui défaillit ; un nuage lui cacha la face de son Père ; il eut une agonie de désespoir, plus cuisante mille fois que tous les tourments. Il ne vit que l'ingratitude de hommes ; il se repentit peut-être de souffrir pour une race vile, et il s'écria : “ Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?” Mais son instinct divin l'emporta encore. A mesure que la vie du corps s'éteignait, son âme se rassérénait et revenait peu à peu à sa céleste origine. Il retrouva le sentiment de sa mission ; il vit dans sa mort le salut du monde ; il perdit de vue le spectacle hideux qui se déroulait à ses pieds, et, profondément uni à son Père, il commença sur le gibet la vie divine qu'il allait mener dans le cœur de l'humanité pour des siècles infinis. »
Dans le livre de M. Han Ryner, Jésus tombe simplement en léthargie ; une fois ressuscité, c'est-à-dire revenu à lui, il se retire dans le désert.
Néanmoins, c'est Jésus en personne qui apparaît à Saul (ou Paul) sur le chemin de Damas. « Mais Saul avait mal entendu... De sorte que, au lieu de prêcher l'amour, Saul prêcha Christ premier né d'entre les morts et promesse de résurrection pour quiconque croirait en lui... Et, sous le nom de liberté, il établit une servitude nouvelle. Car, au lieu de la servitude des mains, il établit la servitude des esprits ; et, s'il détruisit la foi à la Loi, ce fut pour édifier la loi de la Foi. »
Bref, si le temps était encore aux farouches polémiques religieuses, cet évangile soulèverait probablement plus de colères que l'histoire de Renan. Dans tous les cas, on sera forcé d'y reconnaître un ouvrage de grande valeur littéraire. Les explications des paraboles de Jésus, et aussi de ses miracles, sont présentées avec un art et une habileté extrêmes.
Daniel de Venancourt,
dans Le Penseur (date non précisée)