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16 novembre 2009 1 16 /11 /novembre /2009 19:10

On lira ci-dessous une lettre parue dans Les Droits de l'Homme en mars 1911, en réponse à un compte-rendu du Cinquième évangile par Etienne Giran.

Le Cinquième évangile vient d'être réédité. On peut le commander auprès de l'éditeur ou en écrivant à mézigue.


Mon cher Directeur,

Même après le bel et généreux article d'Etienne Giran, vous croyez que je pourrai intéresser les lecteurs des Droits de l'Homme en leur exposant ce que j'ai tenté au Cinquième évangile. J'espère que la caution du profond et lumineux auteur de Job fils de Job fera lire, en effet, les lignes qui suivent.

Dans la période d'exécution de mon livre, je me suis presque exclusivement « informé auprès de mon âme d'amour et de rêve. » Mais j'avais donné auparavant quelques années à l'étude décevante des documents et de leurs commentaires successifs. Mon effort critique avait traversé deux phases principales.

Je m'étais dit d'abord : les Evangiles sont récits tendancieux et narrations oratoires. Les Synoptiques veulent démontrer que Jésus est le Messie ; Jean, que Jésus est le Verbe. Quand je ne possède sur un sujet que des documents intéressés et unilatéraux, je divise en trois tables les affirmations qu'ils contiennent. Je classe séparément : 1° ce qui corrobore le système des auteurs ; 2° ce qui semble indifférent au système ; 3° ce qui contredit le système. Cette dernière table, la table des aveux inconscients, est particulièrement précieuse. Elle indique les points où le système a gauchi sous le poids de la vérité et permet de dégager de la plaidoirie ou du réquisitoire un résidu historique. Et voici un critérium qui jugera les éléments des deux autres tables. Il n'est plus impossible de construire une courbe vraisemblable qui passe par toutes les affirmations certaines.

A ce moment de mon travail, je n'hésitais point, par exemple, sur le lieu de naissance de Jésus. Le système évangélique exige qu'il soit né à Bethléem. Luc ne parvient à le faire naître dans la petite ville de Juda que par un moyen — j'allais dire : grâce à une ficelle — invraisemblable et anachronique. Chaque fois que ce détail du système est oublié, Jésus devient Jésus le Nazaréen. Même lorsque son origine galiléenne lui fait obstacle, lorsqu'on lui objecte le proverbe : « Quelque chose de bon peut-il venir de Nazareth ? », il ne réplique jamais, comme l'intérêt de son action l'exigerait : « Mais je suis né à Bethléem, et ma famille appartient à la tribu de Juda ! » Selon le système de Luc, sa naissance à Bethléem ne s'explique que par sa descendance de David, de qui, selon Luc, le Messie doit être issu. Or, Jésus commente lui-même l'Ecriture de façon à démontrer que le Messie ne saurait être fils de David. A ce moment, il m'apparaissait incontestable que le village natal de Jésus fut Nazareth. Quelques autres points me semblaient au-dessus de toute discussion de bonne foi. Le bon usage de mon temps et l'hygiène intellectuelle m'interdisent de m'occuper des autres discussions, de celles qui, admettant d'abord un dogme, cherchent ensuite à le justifier par des arguments d'avocat. L'apologiste est le fou incurable et criard que j'ai le devoir de fuir. Grâce à mes certitudes rares mais solides, je pouvais construire une « vie de Jésus » plausible.

Hélas ! historiquement, les évangiles n'ont pas le seul défaut des œuvres tendancieuses. Ce sont narrations tardives, fixées longtemps après les événements. Les interpolations n'y manquent point et nulle date même ne se peut préciser sans quelque arbitraire. Les gauchissements du système indiquent bien l'effet d'une conviction antérieure à la rédaction à peu près définitive et qui a pesé sur elle. Lorsque le document tendancieux est contemporain des événements, le poids déformateur ne peut guère être que celui de le vérité. Entre une rédaction de basse époque et le fait qu'elle prétend conter, se sont interposés, presque nécessairement, divers états de la légende, divers systèmes inconsistants et provisoires dont la pesée produit, aussi souvent que celle de la réalité, inharmonie et contradiction.

Nazaréen n'est pas un mot univoque : il peut désigner un originaire de Nazareth, mais aussi un membre d'une certaine secte à laquelle Jean le Baptiseur donna une heure de succès et de gloire. Le baptême de Jésus, l'identité du début de sa prédication et des premières paroles de Jean indiquent, avec quelques autres détails significatifs, qu'il dut être d'abord disciple du Baptiste. Des disciples de Jean — nous savons qu'il en conserva longtemps — reprochèrent presque nécessairement aux premiers chrétiens de suivre un renégat, un nazaréen infidèle qui, pour devenir un mangeur et un buveur, pour fréquenter les publicains et les femmes de mauvaise vie, avait honteusement abandonné la secte sévère et les œuvres de pénitence. Les premiers chrétiens n'ont-ils pu repousser de telles attaques par un naïf distinguo : « Non, notre maître n'est pas un disciple ingrat. Jean loin de lui rien apprendre, n'était pas digne de dénouer les cordons de sa chaussure. Et, si nous l'appelons Jésus le Nazaréen, ce n'est pas qu'il ait donné même une heure dans vos monstrueuses erreurs, c'est qu'il est né à Nazareth. » Ce système apologétique contemporain de celui qui refusait à David la qualité d'ancêtre du Messie, explique avec autant de vraisemblance qu'une réalité historique, telles contradictions du système définitif. Et je ne connais plus le lieu de naissance de Jésus. L'hypothèse qui le placerait à Bethléem de Galilée, infime hameau proche de Nazareth, serait peut-être la plus vraisemblable, celle qui préparerait et expliquerait mieux les états successifs de la légende. En tout cas, une des rares certitudes matérielles que je croyais posséder m'échappe. Mais c'est presque tout qui m'échappe, et ce dernier effort critique aboutit à un scepticisme à peu près complet.

Quels droits et quels devoirs me donnait mon nouvel état d'esprit ? Les droits et les devoirs du poète et du moraliste. J'allais maintenant m'informer auprès de mon âme pour que mon amour ne perdit rien de son émoi spontanée et pour que mon rêve acquit toute la beauté possible. Mon Jésus — Etienne Giran a merveilleusement exposé ce point de vue — serait, comme celui du protestantisme libéral, l'homme qui, debout sur la Montagne, proclame les grandes paroles de vie et annonce la résurrection intérieure. Les récits auraient pour intérêt d'amener et d'éclairer les discours. Ou parfois ils essaieraient d'être des discours qui se cachent, des symboles vêtus de lumière mouvante et des paraboles en action.

Mais pourquoi cette œuvre poétique à côté de la poésie de Mathieu, de Marc, de Luc, de Jean ?

Les quatre Evangiles m'ont paru en appeler et en nécessiter un cinquième. Si mon œuvre est manquée, j'espère qu'un plus fort, éveillé par mon effort au sentiment de cette nécessité, reprendra ma tentative et la réussira.

Renan a dit quelque part — je cite de mémoire — que trois histoires seules lui paraissent dignes d'être contées : celle de Jérusalem, celle d'Athènes, celle de Rome. Mais Rome a-t-elle une histoire humaine ? Appuyée tantôt sur la force, tantôt sur la ruse, sur le soldat et l'administration ou sur le prêtre et le dogme, elle est l'éternelle tyrannie ; elle est implacablement la Bête. Jérusalem a construit un idéal : la justice ; Athènes a construit un idéal : la sagesse. La beauté humaine ne revêt dans l'antiquité que ces deux visages. Le premier mouvement chrétien — celui que symbolise la vie de mon Jésus — crée, par la synthèse et le baiser des deux premières, une troisième et peut-être plus parfaite beauté. J'ai chanté la grande alliance, quelque temps efficace et victorieuse, d'Athènes et de Jérusalem contre Rome.

Le quatrième évangile l'a dite longtemps avant moi. Il éclaire de lueurs mouvantes et émouvantes, mystérieusement radieuses, la rencontre métaphysique : le Messie rêvé par Israël devient, sans renoncer à lui-même, le Verbe rêvé par les platoniciens, et nous comprenons comment les doctes parmi les nations s'énivrèrent de « la folie de la croix ». Mais la conquête des humbles se dut faire sur le plan moral et nul n'a proclamé d'une voix assez fortement enthousiaste la noble alliance pragmatique. Marc est presque négligeable quand on considère surtout en Jésus ce qu'un catholique appellerait le docteur. Le Jésus haineux et « sans-culotte » de Luc exprime, à mes yeux, une période préliminaire et discipulaire du Jésus véritable et originalement grand, la préface bégayante et violente qui répétait les paroles du Baptiste. Au seul Mathieu, le Discours sur la Montagne donne des indications précieuses et le départ d'une courbe qui reste à continuer. C'est ce que j'ai tenté. J'ai vu dans la pensée et le geste de Jésus, un renouvellement de l'idéal par l'union harmonieuse de ses deux formes premières et j'ai essayé de peindre un juste adouci de sagesse, un sage brûlé des flammes de justice.

Han Ryner

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