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21 avril 2014 1 21 /04 /avril /2014 19:40

Parmi l'ensemble de documents numérisés par l'ami Daniel Lérault pour saluer la réédition de L'Homme-Fourmi à L'Arbre vengeur, cette "préface volante" donnée par Han Ryner dans le numéro de juillet 1913 de la revue Les Loups. Ce texte fut écrit à l'occasion de la réédition de L'Homme-Fourmi chez Eugène Figuière. Il a été republié en 1952 dans le n° 27 des Cahiers des Amis de Han Ryner.


En 1887, j'étais, sous un pseudonyme quelconque, professeur de rhétorique au collège de Sisteron. Mon unique élève, le fils de Monsieur le Principal, me laissait de larges loisirs. Je vivais dehors, plongé dans un paysage à la fois doux et noble, d'une variété qui ne permet pas à l'admiration de s'apaiser. Pour l'ardeur flottante de ma jeunesse il montait des rivières autant de rêves que de nuages. Le vent agitait sur les collines, en même temps que des arbres, des projets enchevêtrés. Au rythme des plateaux strictement vêtus de lumière, des livres futurs se dressaient. Sur un de ces plateaux couverts de rocs beaux comme des corps d'athlètes, je m'attardais souvent à observer le manège d'une fourmilière. C'est là qu'un jour j'eus la première idée de L'Homme-Fourmi.

Ce jour-là, l'heure esclave me surprit dans ma méditation et je dus courir pour arriver au Collège avec un retard qui fût, à la rigueur, excusable. Un coup d'œil suffit à me démontrer que la dissertation de mon élève était particulièrement détestable. Je donnai quelques indications brèves presque indignées, et je priai le rhétoricien humilié de recommencer le travail. Cependant, en une griserie, je me mis à noter le livre qui me séduisait.

Je me procurai de nombreux ouvrages sur les fourmis. Je lus en vérifiant de mon mieux observations et expériences. Huber, Réaumur, Sir John Lubbock, d'autres encore. Puis j'établis le plan de mon "roman de psychologie comparée" et je voulus commencer à l'écrire.

La préparation m'avait été excitante délicieusement. L'exécution me fut impossible comme à un enfant en lisière l'ascension d'une montagne. Jusque-là j'avais donné aux journaux locaux des contes et de vagues boutades anticléricales. Le premier livre que j'essayais était difficile. Je me rendis compte, après quelques mois d'observation, que ce que j'écrivais était fort mauvais et je remis à plus tard une tentative trop supérieur à mes forces du moment. Je composais, en manière de premier exercice, je ne sais plus quel roman d'amour, l'histoire naïve, prétentieuse et maladroitement transposée de quelqu'une de mes petites joies ou de mes petites douleurs d'enfant qui s'éveille à la vie.

Pendant que j'écrivais ce premier roman, je notais dix projets de romans. Quand il fut achevé, ce fut un onzième qui me séduisit par sa nouveauté. Je fis ainsi plusieurs livres et j'entassai des cahiers de projets que je ne rouvrais jamais.

Beaucoup plus tard, en mars et avril 1899, j'emportais dans un long voyage le plus anciens de ces cahiers. Je voulais sourire à un peu de rêverie passée ; je voulais continuer, en des heures vides, telles aventures intellectuelles ébauchées autrefois.

La longue note sur L'Homme-Fourmi me frappa. De nouveau le sujet s'empara de moi irrésistiblement. Je relus les formicologues et le recueil de mes observations personnelles. Je réalisais enfin un projet vieux de douze ou treize ans.

Certes, je m'étais modifié pendant ces longues années. Je n'étais pas seulement un ouvrier qui, ayant appris à se servir de ses outils, espère réussir l'ouvrage manqué jadis. J'étais aussi un homme dont les idées ont changé. Le naïf socialiste qui pensa d'abord L'Homme-Fourmi chercherait, je crois, plus d'une querelle à l'individualiste qui a écrit son livre. Mes vieilles notes témoignent pourtant que ces collaborateurs seraient d'accord sur bien des points. Tous deux rient du "chauvinisme humain". L'ancien homme aimait déjà se pencher sur les frontières de la pensée humaine ; essayer, à force de sympathie, de deviner les cerveaux différents du nôtre ; heurter aux portes de l'inconnaissable et écouter l'étrange bruit de plein qu'elles rendent.

Pour le Henri Ner de 1887, comme pour le Han Ryner de 1900 ou de 1913, les mœurs si curieuses des fourmis, les péripéties d’un tragique inattendu ou d’un comique imprévu qu’elles permettent, ne constituaient que l’intérêt le plus extérieur de l’œuvre. Ce qui passionnait le premier comme le second, c’est l’émotion inquiète de se transporter dans un monde inconnu ; c’est l’effort de sortir de soi, la joie et la douleur de l’extase. Il voulait déjà le tremblement de se jeter dans un univers non pas seulement déformé, comme les rêves de Swift ou les images de miroirs courbes, par le changement des proportions, mais créé par des organes originaux.

Déjà il voulait conter les aventures intellectuelles non d’une fourmi mais d’un "homme-fourmi", d’un être double en qui lutteraient deux esprits, dont le présent nierait le passé, incapable de se comprendre, renouveler à chaque page la nouveauté affolante et attirante. Il voulait rendre puissante, nostalgique, opprimante, cette vérité qu’on dit banalement sans rien penser : « Il y a autant d’univers qu’il y a de consciences de l’univers ». Il voulait humilier nos dédains faits d’ignorance ; montrer que nous sommes incapables même d’imaginer les richesses différentes de nos propres richesses.

Les théologiens savent que le même terme, appliqué à deux êtres différents, cesse d’être univoque ; que toute affirmation sur ce qui n’est pas moi doit se pénombrer de réserves et s’obscurcir de négations ; que, pour employer leurs mots, la théologie négative est plus vaste que la théologie positive. Certains savants grossiers n’ont foi, eux, qu’à la science "positive" : leurs formules précises croient supprimer le mystère et, quand les mots se ressemblent, forcer les choses à se ressembler. Ils ne peuvent rien sur les choses, mais ils tuent en eux les différences, qui sont toute la vie. J’ai voulu, guetteur de frémissements et capteur d’éclairs, leur opposer une tentative tremblante et émue de science "négative".

J’ai voulu surtout essayer un peu d’impossible ; penser presque un peu d’impensable ; me donner, à force de sagesse méditative, un peu de folie et de vertige ; être quelque temps aliéné à un être extra-humain. Je ne sais pas de plus grande joie et plus délirante que de tourner, ravi et meurtri, espérant et désespérant, autour d’un lieu intellectuel inabordable. Eh ! seul l’impossible vaut d’être tenté : c’est quand on se heurte aux limites de sa puissance qu’on a déployé toute sa puissance.

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