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3 janvier 2010 7 03 /01 /janvier /2010 17:02

Cette étude a été publié dans La Caravane en 1917, à une date que je ne peux préciser, mais certainement postérieure au 16 février, date de la mort d'Octave Mirbeau. La transcription suivante est donnée d'après la republication dans les CAHR, n° 80, 1er trimestre 1966, pp.21-23.

Ryner n'aura pas toujours été aussi élogieux concernant Mirbeau. Dans le Massacre des Amazones (1899) et Prostitués (1904), il se montrait beaucoup moins amène, comme on pourra le lire dans la présentation que j'en ai faite en 2008 dans les Cahiers Octave Mirbeau, que vous pourrez bientôt retrouver en ligne sur ce blog.


Sur Octave Mirbeau

Transportez l'Alceste de Molière à la fin du XIXe siècle et donnez-lui du génie : vous risquerez d'obtenir Octave Mirbeau.

À peine vient-on, souriant et inquiet, de hasarder une telle formule comparative, qu'on hésite entre deux besoins : la développer et la justifier ; la limiter, la contredire, la réduire à néant.

Même après qu'une audacieuse hypothèse l'a arraché à la cour et au XVIIe siècle pour le faire vivre dans un milieu naturaliste, on ne parvient guère à imaginer « l'homme aux rubans verts (1) » rehaussant la verdeur de son style d'un aussi magnifique cynisme que Mirbeau. Mais n'est-ce pas là détail un peu extérieur et qui résulte de la nature du génie plus que du caractère de l'homme ? Voici, je crois, différence autrement importante : Alceste est presque uniquement un cerveau irrité ; Mirbeau est un homme — on serait tenté de dire : un superbe animal —, dont les instincts, les nerfs et le cœur crient aussi violemment que l'esprit.

La ressemblance profonde, et qui les rend passionnément sympathiques, c'est la cause de leurs colères. Ici comme là, rugit la haine du mensonge, de tous les mensonges. Les hypocrisies sociales soulèvent les deux fureurs et les deux dégoûts, comme les souplesses gentilles des Philintes, les sottises alambiquées des Orontes, les moyens élégants ou grossiers par quoi les Célimènes de tous les étages, s'emparent des hommes et les affolent, la vanité ou la servile sensualité qui fait ramper les hommes devant les Célimènes de tous les étages.

Alceste, malgré le génie de Molière, peut critiquer seulement les travers individuels et ce que Bacon appelle les idoles de la caverne (2). La rage de Mirbeau déferle contre les idoles du forum. « Je voulais savoir la raison humaine des Religions qui abêtissent, des gouvernements qui oppriment, des sociétés qui tuent. (3) » Ainsi, il se heurte à des problèmes que Molière doit ignorer ou feindre d'ignorer.

Misanthrope plus étoffé, plus fougueux et plus brutal, son horreur du mensonge a pourtant la même source, la haute et noble source de toutes les haines généreuses : un amour ardent et impuissant à accepter les continuelles déceptions (4). De grands passionnés dont le cœur se brise à chaque rencontre, voilà les vrais misanthropes.

Dans une étude (5) qu'il faut lire, parce que la jeune ferveur du critique éclaire aux profondeurs, tel un feu de forge (6), l'écrivain admiré et aimé, Paul Desanges, explique excellemment : « Sa haine est de l'amour exaspéré. L'amour seul est la clef de cette œuvre violente. »

L'amour pour les hommes, pour la vérité, pour la vie. La haine de tous les artifices qui chez les hommes nuisent aux hommes, à la vie, à la vérité.

Voici, qui se livre tout entier, un être de sincérité directe, de folie, de sincérité. À le lire, on connaît Mirbeau, plus intimement que tels écrivains de Mémoires et de Confessions.

Mais le génie de Mirbeau — étrange comme tout génie — donne à cet être sincère et direct des moyens d'expression d'une rare, d'une neuve puissance. S'il n'y avait trop d'artifices en de telles analyses, on croirait que ce génie emporte cet homme aussi souvent que cet homme entraîne ce génie, et le cavalier n'est pas toujours maître du cheval. La verve prend le mors aux dents, la course devient démence et vertige. Mais ce qu'on appelle chez Mirbeau le manque de mesure, qui dira quand c'est hâte et trépidation d'un génie précipité comme une cataracte, quand c'est irrésistible élan d'un cœur ardent et douloureux ?...

Cette fougue mêlée est le plus merveilleux des spectacles. La désirer moins emportée, ce serait la désirer moins belle. Détournons-nous en souriant des bons critiques qui s'étonnent quand le torrent est moins limpide que l'aimable ruisseau.

Et pourtant, toujours ébloui, je suis quelquefois choqué par Mirbeau. Son génie lyrique choppe dans le drame, et l'incendiaire ne me paraît pas toujours un architecte.

Quand il ne parle plus en son propre nom, quand entre nous et lui, il interpose un étranger, cet homme qui veut tout dire, et directement, et à la fois, oublie les conventions qu'il nous a proposées et projette, par des bouches auxquelles ils ne conviennent point, les propos qui l'oppressent. Il ne consent pas à savoir trop longtemps quels sacrifices sont nécessaires à l'équilibre d'un caractère. Le personnage dit, invraisemblablement, l'opinion de Mirbeau sur le personnage. Tel politicien de L'Épidémie, après avoir prononcé les phrases ampoulées, onctueuses et hypocrites qui conviennent à son rôle, proclame brusquement, par un discours officiel, le fond de son misérable cœur et montre en fantastique ostentation ce qu'il doit dissimuler avec le plus de soin. L'ami fou de la Vérité éclabousse de lumière les ombres de son tableau. Il veut que nous voyions directement le dedans et le dehors du lamentable héros. Voici que son impatience étale les tripes et leur ordure, au lieu de continuer à nous les faire deviner sous la redondance du ventre (7).

Malgré son réalisme, d'ailleurs outrancier et lyrique comme les belles caricatures, Mirbeau ne serait-il pas le dernier des grands romantiques ?... Il égale les plus étonnants par la puissance verbale et le mouvement torrentueux de la phrase. Nul ne le dépasse pour la fougue du coloris ou pour la vigueur appuyée de ses noirs.

Même admirablement douées pour le théâtre, ces natures ardentes repoussent les sacrifices qui seuls permettent de dessiner nettement et sans bavures un caractère étranger, ils gonflent de leur sève la plus intime les personnages qui leur sont le plus contraires. Le théâtre de Mirbeau me passionne à condition que je ne cherche à entendre derrière les marionnettes que la voix de Mirbeau. Mais c'est par le livre qu'il vivra, le grand lyrique noir. Le Calvaire, L'Abbé Jules, certains épisodes des ouvrages à tiroir (8) — je crois que j'emprunte l'expression à Paul Desanges — grandiront dans l'éloignement jusqu'à couvrir de leur ombre et cacher de leur masse les beautés déséquilibrées de l'œuvre dramatique.

Je rêvais, ces jours derniers, d'opposer en un dialogue (9) des morts Octave Mirbeau et Anatole France. (Nul n'ignore que nous avons enterré France voici deux ans passés, et nous pleurons en cette libre et gracieuse intelligence une des premières et des plus regrettables victimes de la guerre (10)). Malgré l'amusement qu'il y aurait à alterner les pastiches de deux styles aussi divers, j'ai renoncé au séduisant projet. J'aurais trop souvent rencontré Molière sur mon chemin. Alceste et Philinte m'auraient trop hanté. Mon Anatole aurait trop souvent traduit en prose le vers fameux :

Mon flegme est philosophe autant que votre bile (11).

Han Ryner


Notes :

(1) « Pour l’homme aux rubans verts, il me divertit quelquefois avec ses brusqueries et son chagrin bourru », écrit Arsinoé dans Le Misanthrope (acte V, scène IV).

(2) Pour les « idoles de la caverne » et les « idoles du forum », cf. Francis Bacon, Novum Organum, I,  § 39-44.

(3) Citation extraite du chapitre II du Calvaire, d’Octave Mirbeau — et très légèrement déformée :

Jamais je n’avais ouvert un livre, jamais je ne m’étais arrêté, un seul instant, devant ces points d’interrogation que sont les choses et les êtres ; je ne savais rien. Et voilà que, tout à coup, la curiosité de savoir, le besoin d’arracher à la vie quelques-uns de ses mystères, me tourmentaient ; je voulais connaître la raison humaine des religions qui abêtissent, des gouvernements qui oppriment, des sociétés qui tuent ; il me tardait d’en avoir fini avec cette guerre pour me consacrer à des besognes ardentes, à de magnifiques et absurdes apostolats. Ma pensée allait vers d’impossibles philosophies d’amour, des folies de fraternité inextinguible.

(4) La « haine généreuse » comme expression d’un amour déçu est un thème que Ryner reprit lorsqu’il eut à préfacer des ouvrages pas forcément très tendres, comme ceux de Pierre des Ruynes (Le Cravacheur de mufles, 1922), de Manuel Devaldès (Contes d’un rebelle, 1923) ou encore d’Eugène Bizeau (Croquis de la rue, 1933).

(5) Paul Desanges, Octave Mirbeau, Paris, Librairie d'action d'art de la ghilde Les Forgerons, 1916.

(6) Allusion probable à la Ghilde Les Forgerons (groupe politico-artistique fondé en 1912, éditeur de l’étude citée) et à son organe La Forge (premier numéro au début de 1917), dont Desanges était secrétaire. Paul Desanges est le pseudonyme du docteur Paul Deschamps (1889-1985).

(7) Le même genre de critique a été faite par Catulle Mendès ou Jules Lemaitre, compagnie qui n’aurait guère plu à Han Ryner, mais ni lui ni eux n’ont su goûter l’« hénaurme » de la pièce. Cf. l’introduction de Pierre Michel à L’Épidémie, in Octave Mirbeau, Théâtre complet, Eurédit, 2003.

(8) C’est-à-dire les romans comme Le Jardin des supplices, Le Journal d’une femme de chambre ou Les 21 jours d’un neurasthénique, composés par collage de textes d’origines diverses. Notons que Ryner utilisera aussi ce procédé, au moins dans La Vie éternelle (1926).

(9) Il ne s’agit pas forcément d’une simple affirmation rhétorique, quand on sait que Ryner composa à cette période des Dialogues de la guerre – restés inédits en volume –, dans lesquels il met en scène des contemporains, dont certains sont des personnes réelles.

(10) … et victime de l’ironie rynérienne ! Anatole ne trépassera en réalité qu’en 1924. Mais la parution en 1915 de Sur la voie glorieuse, recueil d’écrits patriotes et guerriers, fut sans doute jugée par Ryner comme la preuve indubitable d’une mort cérébrale.

(11) « Je prends tout doucement les hommes comme ils sont, / J'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font ; / Et je crois qu'à la cour, de même qu'à la ville, / Mon flegme est philosophe autant que votre bile », déclare Philinte (Le Misanthrope, acte I, scène I).

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