Une recension parue dans la Revue du Christianisme social n° 11 de novembre 1911 (merci Gallica), écrite par Elie Gounelle, protestant, mais apparemment pas tout à fait sur la même longueur d'onde que le pasteur Giran...
Le Cinquième Evangile, par Han Ryner (4e éd.). Chez Eug. Figuière, édit. 7, rue Corneille, Paris (3 fr. 50).
« Plusieurs ayant écrit les choses qu'ils trouvaient dans leur cœur mais qu'ils croyaient que d'autres avaient vues avec les yeux du corps ou entendues avec les oreilles charnelles ; j'ai voulu aussi, ô mon âme d'amour et de rêve, mettre par ordre ce que tu sais, après m'en être exactement informé auprès de toi. Et puisque le souvenir de Jésus, fluide et flottant comme un fantôme, a pris les formes successives de poètes qui se croyaient des historiens, Il prendra bien encore la forme d'un rêveur qui n'ignore point que son rêve est un rêve ».
Il y a bien une ironie fine dans ce subjectivisme échevelé d'artiste qui, sur la vieille base branlante d'hypothèses rationalistes absolument compromises, a osé tenter de bâtir, sous le nom de « Cinquième Evangile », un édifice de rêve pour y placer un Christ « fluide et flottant comme un fantôme », un Christ libertaire, projection à peine idéalisée de son créateur parisien... L'intention profonde de Han Ryner est bien louable, encore qu'elle suppose, exprimée comme elle l'est, un dualisme irréductible entre Dieu et l'Homme, dualisme que la piété la plus haute et la théologie la plus renseignée ont depuis longtemps réduit, grâce à une conception harmonieuse de l'être dont la clef est l'incarnation elle-même, et grâce surtout à l'expérience religieuse fondamentale dont la clef est la conversion, ou mieux encore, la régénération morale et spirituelle de l'âme.
L'auteur, hanté comme tout le monde l'est dans les pays catholiques ou libres-penseurs, par ce faux dualisme initial entre l'Homme et Dieu, s'indigne que les premiers évangélistes aient fait de Jésus un Prophète, un Verbe, un Dieu... Et il s'écrie : « C'est pourquoi je t'invite, ô fils de l'homme, à une ascension nouvelle. Pour que, dans la clarté sincère du soleil, tu montes vers le sommet réel et pour que tu deviennes enfin, ô Fils de l'Homme, un Homme ». Ceux qui croient à l'humanité de Dieu, à fond, peuvent signer, en lui donnant son sens le plus sublime, ce programme-là.
L'ascension rêvée n'est pas... « nouvelle », et M. Han Ryner m'excusera de le lui dire, son œuvre est un bel effort littéraire, mais ce n'est pas une ascension spirituelle : le Jésus des Evaugiles, à travers le langage ému des disciples et le voile d'adoration tissé par les mains pieuses des communautés primitives, est peut-être difficile à reconstituer dans tout le détail, parfois sans grande portée, d'une biographie historique ; mais il est réel, vivant, la Réalité même, la Vie même, pour quiconque cherche à le saisir avec toute sa conscience, avec toute son âme. Au point de vue spirituel et moral, le Jésus des Évangiles est un. Il est Saint, parfaitement saint, d'une sainteté humaine, vivante, éternellement rayonnante. Rien de pareil dans toutes les imitations ou inventions de la vie de Jésus qu'on a tentées depuis lors. Rien de pareil, M. Han Ryner, dans votre poème du cinquième Evangile. Et voilà pourquoi vous n'avez pas encore atteint le sommet, l'Homme.
On n'atteint pas l'Homme sans le Dieu. Et vous avez mille fois plus raison que vous ne le pensez de ne pas ignorer que votre rêve n'est qu'un rêve. Cette modestie parfume notre [sic] œuvre.
Dans ce rêve de poète, d'ailleurs, il y a à côté de vieilles explications exégétiques dépassées ou impossibles, des trouvailles de génie ; des commentaires saisissants et neufs à côté de contes bleus et d'hypothèses fantaisistes ou même parfois pénibles et souillées. Par exemple, M. Han Ryner réédite la vieille calomnie de Celse sur les relations d'un Panthéros avec Marie ; il explique les apparitions du Crucifié à la façon d'un Paulus de Heidelberg ou d'un Venturini, c'est-à-dire par les hypothèses si souvent réfutées d'une mort apparente, d'interventions esséniennes, etc.
Mais laissons nos nombreuses réserves... Le Christ reste après tout un problème insoluble et une source intarissable de problèmes pour quiconque l'interroge sans avoir au préalable harmonisé son âme pécheresse avec l'âme sainte du Sauveur. Nul n'entre dans l'Evangile authentique, seul éternel, que par la porte étroite du repentir et de la conversion : c'est une loi morale et c'est une loi historique...
Je tiens à rendre hommage non pas seulement au talent pénétrant de l'auteur, mais à ses hautes intentions d'adaptation moderne..., grâce auxquelles il a saisi en Jésus plusieurs des traits les plus originaux du sage, plutôt que les exemples vivifiants du saint.
Le Jésus anarchisant de Ryner meurt tué par la Loi, et il est dommage que l'Amour ne le réssuscite pas ! — Pour réveiller l'homme dans le prêtre, dans le juge, dans le riche, dans le soldat, ce Jésus fait pourtant ce rêve d'amour (ou peut-être de haine ?) « qu'il n'y ait plus de prêtres », plus de soldats, plus de riches, plus de juges... Il pose à tous ces conditions négatives qui forment comme une Loi nouvelle, laquelle libère effectivement de toutes les lois : « Si quelqu'un veut venir dans mes chemins, qu'il soit prêt à toutes les croix ».
Quelles vues neuves et belles, quelles résurrections incessantes de la Vérité et de la Personne du Christ, quelle prodigieuse multiplication des pains évangéliques il y aura pour les multitudes, quand les littérateurs, les poètes et les artistes de notre grand Paris — tels un Ryner — se convertiront à fond au Christ des quatre premiers Évangiles !... Si l'Evangile des rêves littéraires est déjà beau, que sera donc celui de la réalité ? « Le cinquième Evangile » passera, malgré le talent. Mais les quatre premiers ne passeront pas : ils demeurent prodigieux, saints, inimitables et pour tout dire infiniment humains, non pas quoique, mais parce que infiniment divins.
Elie Gounelle
Ce fond de tiroir pour patienter en attendant un billet — que je n'arrive pas à finaliser faute de temps — sur la réédition du Petit manuel individualiste chez Allia. On en a causé un peu ici, ici et là. Mais Le Cinquième évangile chez Téolib, c'est bien aussi ! Et malheureusement, il semble qu'on ne se bouscule guère au portillon pour l'acquérir... C'est vrai que le pauvre Jésus a été accommodé à tellement de sauces depuis 2010 ans...