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22 novembre 2009 7 22 /11 /novembre /2009 12:11

La bafouille écrite pour la réédition du Cinquième évangile par Théolib (plus d'infos ici). J'y fais très brièvement le point sur le rapport de Ryner à Jésus et au christianisme.


Tu aimeras ton Dieu par-dessus toute chose...

Han Ryner eut l'idée du Cinquième évangile vers 1900, alors qu'il écrivait son « roman individualiste » Le Sphinx rouge (1). L'épisode où Jésus et Nathanaël sauvent Judas devait notamment y trouver place, sous une forme évidemment bien différente. Mais le manuscrit complet n'a été rédigé qu'en 1906 (2).

Pendant ces cinq ou six années, il est certain que Ryner a consacré pas mal de temps à l'étude des quatre évangiles, dans une perspective rationaliste. Par une méthode comparative, il cherchait à retrouver les faits historiques sous le voile de la narration. Si ces efforts avaient porté, s'il avait pu se forger une conviction, Le Cinquième évangile n'aurait peut-être été qu'une nouvelle Vie de Jésus, le style de Ryner remplaçant celui de Renan. Il n'en fut rien, car l'étude critique « aboutit à un scepticisme à peu près complet » (3).

Il s'en remit donc, et l'on peut s'en réjouir, à son « âme d'amour et de rêve », reprenant certains récits, certains discours, certaines paraboles, en inventant d'autres quand le besoin s'en faisait sentir.

Une grande partie de l'œuvre rynérienne se base sur la vie de grandes figures de l'Histoire, surtout de l'histoire de la pensée : Jésus, donc, mais aussi Epictète, Pythagore, Socrate, Cervantès, Jeanne d'Arc, Cléanthe, Dion Chrysostome, l'empereur Othon, Alfred de Vigny, François d'Assise... – sans parler des personnalités de toutes les époques qui sont les sujets de brefs récits (4). Mais, sauf exception, il ne s'agit pas pour lui de faire de la simple biographie romancée, c'est-à-dire de lier par une pâte littéraire quelques faits tirés de recherches historiques.

Proche en cela des sages antiques, Ryner considère la philosophie davantage comme une manière de vivre (5), avec tout ce que cela comporte d'action intérieure et extérieure, que comme la seule construction de systèmes abstraits et rigides. Il va donc se servir de ses personnages comme incarnations de tendances, de réflexions philosophiques. Des tendances et des réflexions qui sont souvent probablement davantage les siennes que celles des individus ayant réellement existé ! Et plus Ryner aime et admire le personnage historique, plus il a la tendance à le « rynériser » – cela culmine avec Socrate et Epictète (6). Sur l'échelle d'intensité de ce processus, Jésus arrive sans doute juste après les deux philosophes. Le « Sermon plus haut que la montagne » est un condensé de l'idéal néo-stoïcien de Ryner. C'est clairement sa propre éthique que Ryner met dans la bouche de Jésus en croix. Pour le reste du récit, Ryner conserve à Jésus une certaine distance par rapport à sa propre pensée, et seule une analyse au cas par cas permettrait de distinguer ce qui appartient à Ryner autant qu'à Jésus de ce qui n'appartient qu'à Jésus – quand je dis « Jésus », il faut comprendre : l'image que Ryner s'en fait.

Justement, dans la conception que Ryner a de Jésus, il y a cette chose essentielle, sur laquelle il a consciemment bâti Le Cinquième évangile : pour lui, Jésus représente la synthèse de l'idéal grec de sagesse et de l'idéal juif de justice.

Ryner a transposé cette idée dans le domaine symbolique en reprenant une vieille légende, rapportée notamment par Voltaire (7), selon laquelle Jésus était le fruit de l'union d'une jeune juive, Marie, et d'un païen nommé Panther. Dans une première version, cette double filiation, juive et hellène, devait être encore davantage soulignée, par une « généalogie de Jésus ». Ce fragment a été retranché du texte définitif, mais il fut publié dans le numéro de novembre 1910 de la revue Les Loups (8). A sa lecture, on verra que, par rapport à Matthieu et Luc, Ryner a déplacé la parenté du terrain, disons, biologique, au terrain spirituel.

L'autre texte donné ci-après [La Montagne du réveil] est une prose parue en 1917 dans deux revues, l'une suisse (le Carmel de Genève), l'autre française (Le Sphinx, d'Hervé Coautmeur à Brest) (9). Nous pensons qu'elle fut écrite après Le Cinquième évangile, peut-être spécialement pour publication dans les revues citées, en tout cas très probablement pendant la guerre, compte tenu des fréquentes mentions qui en sont faites.

Ce dernier texte est intéressant notamment en ce qu'il rappelle quelque chose que la seule lecture du Cinquième évangile ne révèle pas forcément, à savoir que le regard que Ryner porte sur Jésus se passe de toute foi en un Dieu extérieur.

*

La position de Ryner par rapport au christianisme n’est pas simple.

Ryner est assurément imprégné de culture chrétienne, comme à peu près tous ses contemporains, et peut-être davantage encore dans la mesure où, dans son enfance et son adolescence, il se destinait à la prêtrise. Sa scolarité (assez erratique au demeurant) se fit dans des établissements religieux (frères maristes, pères de la Retraite, et autres...) (10). Mais vers l'âge de seize ans, il commença à remettre en question les dogmes du catholicisme. Ce n'est cependant qu'à la suite de la mort tragique de sa mère, fauchée par un train alors qu'elle se rendait à la messe, qu'il perd définitivement la foi. Dans ...Aux orties, souvenirs d'adolescence, il se fait s'exclamer :

Eh ! mon pauvre Jésus, seuls tes disciples t'ont trahi et abandonné, mais le Père Céleste n'a jamais existé que dans tes rêves (11).

Anticlérical conséquent, Ryner ne sera pourtant jamais matérialiste ni positiviste. Il ne refusait pas le mystère et la transcendance, fréquenta au moins un groupement ésotérique (« L'Hexagramme »), et se plut à des rêveries métaphysiques souvent plus proches des conceptions orientales que de la tradition philosophique européenne. On peut le considérer comme spiritualiste, dans le sens où il croyait à une certaine forme de survie de l’âme. Cela sans dogmatisme, sans affirmations rigides – pour lui, la métaphysique était un jeu poétique autant qu'une nécessité de son esprit. Il accordait cependant assez de foi à l'existence de vies futures pour spécifier dans son testament :

La crémation, méthode trop brutale, est peut-être dangereuse pour tel élément ignoré de survie. Je préfère l'ensevelissment et la lente désagrégation (12).

Au point de vue métaphysique, Ryner est donc très éloigné de toutes les doctrines chrétiennes. Dans le domaine éthique, les convergences sont plus importantes, et il a tendance à considérer que le seul vrai christianisme est celui des Béatitudes au plan individuel, celui du communisme des chrétiens primitifs au plan collectif. Cela explique sa grande admiration pour l’éthique de Tolstoï (partagée du reste par nombre de ses contemporains aux idées avancées, en particulier chez les anarchistes), et sa propension à écrire de tel ou tel mécréant patenté qu'il était « plus chrétien » que n'importe quel prêtre (13).

Cependant, Ryner n'a jamais donné son éthique personnelle pour chrétienne. Il lui reconnaît à l'occasion l'étiquette de « néo-stoïcienne », la nomme « subjectivisme » et souvent plus simplement « individualisme ». En fait, Ryner reproche à Jésus une faiblesse de méthode. Il l'explique très bien dans Le Subjectivisme (1909) :

Pourtant mon émotion est si différente lorsque j'écoute ici et lorsque j'écoute là... Ta voix de charme, ô Jésus, me laisse plus inquiet que le verbe viril d'Epictète.

« Aime ton prochain comme toi-même ». Mais comment est-ce que je m'aime ? Tout est-il aimable en moi ? Ne s'y introduit-il pas des pensées que je repousse, ne s'y élève-t-il pas des désirs que je comprime, ne s'y chuchote-t-il pas des suggestions auxquelles je me hâte d'imposer silence ? Et tout cela peut-être n'est point moi. Mais il faut donc que, pour aimer selon ta règle, je commence par me connaître moi-même. Ton premier commandement, Jésus, a besoin d'être précédé d'un autre. Je le crains, tu débutes par la fin, tu exiges le chef-d'œuvre avant d'enseigner les éléments de l'art, tu veux moissonner ce que tu as négligé de semer.

« Aime ! » Puis-je efficacement m'adresser une telle recommandation ? Ai-je sur mes sentiments un pouvoir aussi direct. O Jésus, artiste de vie peut-être trop spontanément grand pour avoir une méthode, pour construire les difficultés des commencements et l'effort du lent progrès, pour trouver dans ton expérience quelque souvenir utile aux pauvres apprentis que nous sommes... Tu aimais déjà quand tu te commandais d'aimer. Tu dis à tous : « Faites comme moi ». Et tu vas semant l'amour dont tu débordes.

En voici, innombrables, qui croient faire comme toi ; et ils sèment ce dont ils débordent ; de sorte que ton froment étouffe sous leur ivraie. O toi qui fus doux et humble de cœur, regarde ces vastes siècles : ils sont le domaine de ceux qui se réclament de ton nom. Il n'y pousse que haines, tyrannies, avidités, orgueils, inquisitions et guerres. L'amour, ton apparent triomphe et ta lamentable défaite réelle le prouvent cruellement, ne se crée pas à volonté.

Il me semble que sur ma pensée j'ai un peu plus de pouvoir. Je puis diriger mon attention, l'arrêter ici plutôt là. Aimer, je ne saurais le tenter directement ; je puis essayer de me connaître moi-même (14).

Dans Le Cinquième évangile, on retrouve cette façon de voir dans l'accent mis sur la dimension tragique de Jésus, ses déconvenues successives, son impuissance terrible qui suit une courbe ascendante de l'épisode de la sauterelle et de l'araignée au suicide de Judas. Mais je crois que cette faiblesse en définitive puissamment émouvante n'est pas pour rien dans l'amour que Ryner porte au personnage de Jésus.

*

Croyant, athée ou agnostique, spiritualiste ou matérialiste, chacun aura lu Le Cinquième évangile suivant sa culture et son vécu. Je souhaite cependant donner une clé de lecture (ou plutôt de relecture, si le lecteur a bien joué le jeu !). J’ai écrit plus haut que Han Ryner se passait de la foi en un Dieu extérieur. Je n’ai pas dit qu’il n’avait pas foi en un certain Dieu intérieur. Dans le Petit manuel individualiste (1905), opuscule éthique dans lequel le soliloque prend la forme d'un catéchisme par questions-réponses, il écrit :

Tu aimeras ton Dieu par dessus toute chose.

De quel « Dieu » parle-t-il donc ? Je le laisse s'interroger lui-même et vous répondre :

Qu'est-ce que Dieu ?

Dieu a plusieurs sens : il a un sens différent dans chaque religion ou métaphysique et il a un sens moral.

Quel est le sens moral du mot Dieu ?

Dieu est le nom de la perfection morale.

Que signifie dans la formule d'amour, le possessif TON : « tu aimeras TON Dieu » ?

Mon Dieu, c'est ma perfection morale.

Qu'est-ce que je dois aimer par dessus toute chose ?

Ma raison, ma liberté, mon harmonie intérieure, mon bonheur car ce sont là les autres noms de mon Dieu.

Mon Dieu exige t-il des sacrifices ?

Mon Dieu exige que je lui sacrifie mes désirs et mes craintes ; il exige que je méprise les faux biens et que je sois « pauvre d'esprit ».

Qu'exige-t-il encore ?

Il exige encore que je sois prêt à lui sacrifier ma sensibilité et, au besoin, ma vie.

Qu'aimerai-je donc chez mon prochain ?

J'aimerai le Dieu de mon prochain, c'est-à-dire sa raison, son harmonie intérieure, son bonheur (15).

C. Arnoult


(1) Paru en 1905, à la Bibliothèque des auteurs modernes. [Réédition disponible]

(2) Des fragments parurent en 1907 dans la revue La Phalange, mais l’expérience dut rapidement être interrompue suite à de nombreux désabonnements de lecteurs outrés ! Par la suite, le manuscrit fut renvoyé par plusieurs éditeurs, dont Stock. L’ouvrage fut finalement édité en 1910 par Eugène Figuière dans la collection « Bibliothèque des XII ». Toutes ces informations sur la genèse et les vicissitudes du Cinquième évangile sont tirées du n° 24 des Cahiers des Amis de Han Ryner (1er trimestre 1952).

(3) Cf. la lettre de Han Ryner parue en mars 1911 dans Les Droits de l’Homme, en réponse à un compte-rendu favorable d’Etienne Giran dans ce même journal (texte reproduit dans le n° 24 des Cahiers des Amis de Han Ryner, op. cit., pp. 3-5). [On peut lire un extrait du CR de Giran ici, et la réponse de Ryner .]

(4) Dans Songes perdus (1929) [disponible], Crépuscules (1930) et Dans le mortier (1932), tous trois édités par Albert Messein.

(5) Sur la philosophie considérée dans l’Antiquité comme manière de vivre, je recommande la lecture de Qu’est-ce que la philosophie antique ?, de Pierre Hadot (Folio Gallimard).

(6) Dans respectivement Les Véritables entretiens de Socrate (Athéna, 1922) et Les Chrétiens et les Philosophes (Librairie Française, 1906).

(7) Cf. l'avant-propos à Collection d’anciens évangiles ou monuments du premier siècle du christianisme, extraits de Fabricius, Grabius et autres savants, par l’abbé B***. (1769) in Mélanges VI (1768-1769), tome 27 des Oeuvres complètes de Voltaire, Garnier Frères, 1870. [Disponible sur www.voltaire-integral.com]

(8) Republié dans le n° 24 des Cahiers des Amis de Han Ryner, op. cit., p. 7.

(9) Idem, pp. 10-11.

(10) Pour cela et pour ce qui suit, cf. J’ai nom Eliacin, souvenirs d’enfance et ...Aux orties, souvenirs d’adolescence (tous deux aux éditions Sésame, respectivement en 1956 et 1957).

(11) Op. cit., p. 115.

(12) Cf. Joseph Maurelle, La Mort de Han Ryner, Ed. du Vieux Beffroi, 1954, p. 79.

(13) D'après un écho de Paris-Midi du 20 octobre 1912, le célèbre anarchiste Albert Libertad se fit ainsi traiter par Han Ryner de « naïvement chrétien » (ce qui dut l’enchanter fort !). [Cf. ce billet]

(14) Op. cit., chapitre II, section « Fraternisme et Subjectivisme ».

(15) Op. cit., chapitre III (« Des relations des individus entre eux »).

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