Un "évangile inédit" paru en 1917 dans Le Carmel de Genève (dir. Charles Baudouin) et dans Le Sphinx d'Hervé Coatmeur (Brest) – republié dans le n° 24 des CAHR.
Une lecture complémentaire à celle du Cinquième évangile.
La montagne du réveil
En ce temps-là Jésus dit à ses disciples : En vérité je vous le dis, l'homme qui a donné son cœur à un peuple ou à un autre dieu que le Père qui règne dans les cieux, cet homme-là n'a plus son cœur et il n'a plus sa conscience ;
Mais il est esclave et aveugle jusque dans les dernières profondeurs de son esprit ;
Et, si son Dieu s'appelle Jéhovah et sa nation Israël, il admire Judith, mais il accuse Dalila de trahison et de prostitution.
Or Judith et Dalila ont fait les mêmes choses.
Et cet homme maudit Holopherne, mais il bénit le nom le Samson. Or Samson, comme Holopherne, a tué des hommes.
Mais, si cet homme est philistin et s'il adore Dagon, il sait que Judith est digne de mépris, mais il honore Dalila, la Judith de son peuple.
Or, le Père qui est dans les cieux ne connaît point les peuples, mais tous les hommes sont ses fils bien-aimés.
N'adorez donc que le Père qui est dans les cieux, afin que les hommes soient tous vos frères bien-aimés.
Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean et il s'éloigna du lieu où il avait dit ces choses.
Et à quelque distance, il laissa Pierre, Jacques et Jean, pour s'enfoncer plus avant dans Gethsémani, car il voulait parler seul à seul avec le Père.
Mais, quelques pressantes que fussent ses paroles, le Père ne lui répondit point.
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Et, quand Jésus eut sué la sueur de sang et de doute qu'ont racontée ceux qui ont parlé de ces choses,
Il comprit qu'il ne faut demander qu'à soi-même tout le courage, de sorte que, cessant de s'adresser au l'ère, il se demanda à lui-même et il obtint de lui-même tout le courage.
Et, quand il eut remplacé le doute de celui qui s'adresse à un dieu par le courage de celui qui ne s'adresse qu'à soi-même,
Il revint au lieu où étaient restés Pierre, Jacques et Jean.
Or ils devisaient ensemble, disant les doutes et les angoisses que leur apportaient depuis quelque temps les paroles du maître.
Et, l'ayant vu revenir vers eux, ils eurent peur des paroles qu'il leur dirait,
De sorte qu'ils feignirent de dormir.
Mais Jésus les appela, disant : l'heure de tous les réveils est venue pour moi et j'espère en tremblant qu'elle viendra pour vous.
Ecoutez-donc les paroles qui vous soutiendront à l'heure de tous les réveils.
Car peut-être vous vous réveillerez un jour jusqu'à perdre tous les rêves où il y a des dieux et jusqu'à voir s'enfuir le rêve où il y a un Père qui règne dans les cieux.
Ecoutez-donc la parabole de l'homme qui monte sur la montagne du réveil.
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L'homme qui monte sur la montagne du réveil rencontre bientôt un lieu où l'air est pur.
Et dans la pureté de cet air Jéhovah ne peut vivre, ni Dagon, ni Moloch,
Ni aucun autre de ceux qui sont les dieux des soldats et les dieux des prêtres, les dieux des armées et les dieux des temples,
Et qui exigent le sang des batailles ou le sang des sacrifices.
Alors l'homme qui monte sur la montagne du réveil comprend ce que c'est que les prêtres et que les soldats nomment la voix du dieu jaloux ou la voix du dieu des armées,
Et que c'est un écho qui retentit dans les plus basses et les plus ténébreuses cavernes de l'âme.
Mais, dans le lieu où il est arrivé, il entend une voix qui semble descendre des cieux,
Et c'est la voix du Père qui ne veut ni sacrifices ni batailles,
Mais qui veut qu'on l'adore par l'esprit, par la miséricorde et par la pureté.
Et l'homme continue de monter en chantant le cantique de son cœur et en écoutant les réponses du Père.
Mais il arrive enfin plus haut que les réponses du Père, en un lieu où il n'entend plus que le chant de son cœur ;
Car il est arrivé sur le sommet et il a dépassé la région des échos.
Et son cœur lui dit : Un père qui peut faire que ses enfants soient bons ne fait pas que ses enfants soient méchants.
Si donc il y avait dans les cieux un Père tout-puissant, il y aurait la paix sur la terre et entre les hommes.
Mais il y a la guerre sur la terre et entre les hommes parce que l'homme a péché.
Et l'homme n'aurait pu pécher, s'il y avait un Père dans les cieux.
Car le Père tout-puissant aurait incliné le cœur de l'homme vers toutes les bontés et toutes les justices,
Et il aurait incliné le cœur de l'homme loin de tous les péchés.
Quand j'étais dans la région des échos, je disais aux hommes : Mes frères !
Et je croyais entendre le Père me dire et leur dire : Mes fils !
Maintenant j'ai dépassé la région des échos et je n'entends plus que ma parole.
Et je sais que les hommes sont mes frères uniquement parce que je les aime.
Et il faut que je les aime davantage, puisqu'ils sont tous orphelins et puisque plusieurs sont méchants et incapables d'amour.
Et, puisqu'ils savent tuer et tourmenter, il faut que je sache mourir dans les tourments.
Et vous aussi, mes bien-aimés, apprenez à mourir, s'il le faut, dans les tourments.
Mais, si vous ne pouvez apprendre à mourir dans les tourments, apprenez, du moins, à ne plus tuer,
Et jetez dans l'abîme inaccessible votre épée avec le fourreau de votre épée.
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Ayant dit ces paroles, Jésus s'enfonça de nouveau dans les profondeurs du jardin.
Et les autres disciples vinrent, qui demandèrent à Pierre et aux fils de Zébédée ce que leur avait dit le Maître.
Mais Pierre et les deux autres avaient chassé les paroles du Maître comme on chasse des ennemis et des folles,
Et ils avaient peur de les voir revenir dans leur esprit.
C'est pourquoi, ils répondirent : Nous dormions et nous avons entendu le Maître comme dans un songe.
Et il nous semble qu'il nous a reproché notre sommeil.
Han Ryner