Toujours en lien avec la réédition du Cinquième évangile, une des rares études consacrées à cet aspect de Ryner, qui échappe décidément à bien des classifications. Il s'agit d'un texte de notre ami Gérard Lecha, auteur de la seule et unique thèse jamais consacrée spécifiquement à Han Ryner, dont on peut consulter le plan ici. Texte paru dans le n° 178 des CAHR (4è trimestre 1990), pp. 5-9.
Han Ryner — Mystique laïque
J'avais, lors d'une réunion précédente des Amis de Han Ryner, affirmé qu'à mon sens Ryner, aussi bien en tant qu'écrivain qu'en tant que militant anarcho-pacifiste avait été une sorte de « mystique laïque ». Cette formule qui était un peu faite pour intriguer, voire provoquer, n'a pas manqué précisément d'intriguer certaines personnes dans l'auditoire. Et comme les horaires stricts de la SNCF m'avaient obligé à quitter la réunion, j'avais été dans l'impossibilité non seulement de répondre aux questions qui m'avaient été posées sur ce point mais encore de les entendre.
C'est seulement par la suite que j'ai appris par la bouche de Suzanne que certains auraient bien aimé que je m'explique un peu sur cette formule. Eh bien ! mieux vaut tard que jamais, c'est ce que je vais m'efforcer de faire aujourd'hui, si vous le voulez bien.
On sait que ma perspective d'approche de l'œuvre de Han Ryner — enfin dans ma thèse du moins ! — s'oriente très délibérément vers deux domaines apparemment opposés, à savoir : « la pensée sociale » et « l'individualisme ». Et je vais précisément essayer de les lier ensemble pour bien montrer que dans « l'individualisme harmonique » de Han Ryner, ces deux options de l'esprit ne sont pas aussi antinomiques que l'on a généralement tendance à le prétendre.
Mais alors, me direz-vous, que vient faire un quelconque mysticisme là-dedans ? Eh bien, c'est que, si dans la première partie de ma thèse (qui sera d'ailleurs la plus importante en volume !), je me suis efforcé de « survoler » la vie et l'œuvre de Han Ryner en « pointant » tout particulièrement les thèmes, les positions et les manifestations qui avaient directement trait à mon orientation de recherche bien spécifique, je n'ai pas voulu pour autant occulter avec une désinvolture coupable des éléments qui me sont apparus, en cours de recherche, comme étant d'une importance certaine pour une meilleure, ou du moins une plus exacte compréhension de notre auteur.
Et ce que j'ai appelé le « mysticisme laïque » de Han Ryner fait partie de ces éléments. Je vais donc essayer assez rapidement de préciser devant vous, premièrement, les raisons qui m'ont conduit à considérer que cette formulation n'était en rien déplacée et bien au contraire tout à fait adéquate pour qualifier Han Ryner, et, deuxièmement, la signification véritable et profonde qu'on doit lui attribuer.
Dans la sous-partie de ma thèse intitulée « Enfance et adolescence d'un chercheur d'harmonie et de foi en l'homme », j'essaie de montrer l'influence que put avoir l'atmosphère autour de l'étang de Berre, dans les années 1870, sur la sensibilité extrêmement vive de l'enfant qui vient là pour lire et méditer — déjà ! C'est là, en effet, que, comme l'avait écrit Louis Simon dans son A la découverte de Han Ryner : « Il veut s'instruire, écrire à son tour de ces livres merveilleux. Il veut parler aux hommes, tel M. le curé qui profère les sermons au prône. Un appel semble le diriger vers la foi ingénue«» (Op. cit. p. 21).
De l'évocation de Louis Simon, j'ai surtout retenu, entre autres, qu'une communion harmonieuse s'était réalisée, à Berre, entre les états d'âme de l'enfant et la nature environnante ; une façon de vivre l'harmonie intérieur / extérieur qui sera tout au long de sa vie une préoccupation rynérienne majeure, ne l'oublions pas !
Et c'est cette propension chez lui à éprouver-ressentir un être-au-monde harmonique, holistique, cosmique, océanique, qui me conduit à voir en lui un mystique. Ce qui est mystique chez Han Ryner, c'est son aptitude à recouvrer l'Unité en faisant coïncider, pour ainsi dire, l'être-au-monde subjectif et le monde objectif, l'un et l'autre mélés dans ce que l'on pourrait appeler un affleurement intuitif du Tout au niveau de la conscience individuelle.
J'ai cru également pouvoir déceler dans les informations données par Louis Simon ce que l'on appellerait en psychologie, un phénomène de double projection : dans la religion d'une façon générale d'abord, et dans la personne du prêtre par la suite ; tout cela devant se cristalliser plus tard, après un long travail de méditation, de corrections, de transmutations pourrait-on dire, dans la belle figure du Christ du Cinquième Evangile.
Beaucoup sans doute, ici, savent déjà que ses années de scolarité studieuse chez les Frères de la Doctrine Chrétienne, à Tarbes, à Berre, chez les Petits Frères de Marie, à Saint-Paul-Trois-Châteaux, etc. ne furent pas sans influence.
Sans doute, là, il fera l'expérience de l'incommensurable gouffre qui existe entre les paroles et les actes de la plupart des instructeurs religieux, de l'abîme qui existe entre « l'être » et « le paraître ». Mais si cela aiguise à merveille son esprit critique au contact des hommes, cela n'entame en rien sa foi en Dieu.
Et c'est, comme on le sait également, le drame atroce du 22 décembre 1878 qui sera à l'origine de l'effondrement définitif de sa foi religieuse et fera de cet aspirant prêtre peut-être l'un des plus valeureux pourfendeurs de dogmes que l'histoire de la pensée laïque ait connu, même si l'on continue à l'ignorer aujourd'hui, tant dans l'intelligentsia de devant de scène que dans le grand public.
En effet, ce 22 décembre, alors qu'elle voulait se rendre à la messe qui précède Noël, sa mère est écrasée par un train sur le passage à niveau que l'on doit traverser pour se rendre à l'église de Rognac.
Pour ce croyant doublé d'un logicien, c'en est trop. Jacques Henri Ner n'a pas encore 18 ans et, comme le dit crûment Louis Simon : « L'adolescent déchiré rompt les liens avec le Dieu trompeur et cruel. Il ne sera jamais prêtre. Il combattra le mensonge autoritaire du dogme et l'organisation asservisseuse qui le proclame. »
Mais, la croyance dans le dogme définitivement brisée chez lui, le caractère foncièrement mystique, contemplatif, de Han Ryner n'est en rien altéré. Seulement, ce mysticisme ne le conduit aucunement à un retranchement du monde comme c'est si souvent le cas chez les mystiques.
En effet, Han Ryner est constamment animé par un souci d'ètre ouvert et présent aux affaires du monde. Ses romans (comme tous ses autres écrits d'ailleurs !) en témoignent assez.
Son mysticisme original et particulier relève donc d'un domaine qui n'a rien à voir ni avec le domaine ecclésiastique, ni avec le domaine religieux ; il relève directement de la conscience de « l'être-au-monde » unique de tout un chacun. Cela ne correspondrait-il pas à l'esprit laïque par excellence ?
En effet, considérant sans doute que les conceptions métaphysiques sont du domaine exclusif de la prise de conscience individuelle de tout un chacun, Han Ryner se refuse (et refuse !) toute affirmation dogmatique.
Par là-même, toute prise de position rynérienne représente bien un engagement total de tout l'être. Il n'a aucun « paravent » extérieur à lui et derrière lequel il pourrait s'abriter.
C'est que pour lui la responsabilité est bien la structure essentielle pourrait-on dire, la structure première, fondamentale, constituant le devoir moral de toute subjectivité. Et cette responsabilité-là, chez Han Ryner, quoique subjectivement ressentie, est une responsabilité pour autrui. L'être humain doit donc se sentir responsable même devant ce qui n'est pas directement son fait et qui, par là même, a priori, ne le regarde pas. En effet, à partir du moment où l'individu est conjoncturellement mis « en situation », les éléments tant existentiels que matériels et spirituels qui constituent cette situation doivent être pris en compte, en conscience, par l'individu en question. Ce qui, pour être plus concret, veut dire qu'il situe son droit moral à hauteur d'une sorte d'absolu qui doit régler l'existence de chaque individu libre (donc responsable !) avec une rigueur implacable. Ce qui veut dire que dans le jeu social, la relation à autrui (« relation intersubjective ») est, pour Ryner, une relation non symétrique. Qu'est-ce à dire ?
Je veux tout simplement dire que, au regard de la pensée rynérienne, si mon devoir moral exige que je me sente responsable d'autrui et de la situation ambiante, je ne dois attendre aucune réciproque, dût-il même m'en coûter la vie ! La réciproque c'est l'affaire de l'« autre », pas la mienne.
Alors comment qualifier l'exigence d'une telle morale, tout entière tournée vers la reconnaissance et le respect de soi-même et d'autrui en tant qu'individus, sans se référer à l'idée globale de « sagesse antique » ?
Et ce n'est tout de même pas pour rien que de très grands et beaux esprits ont appelé Han Ryner le « Socrate moderne » au début de ce siècle !
Aussi, seul de son espèce dans la littérature et dans la philosophie modernes, Han Ryner n'est d'aucune école et d'aucune mode. Mais doit-on dire qu'il est pour autant intemporel ? Sans doute pas. Certes, sa langue toujours pure et sûre, rigoureusement classique, est sans date mais non sans racines. Ces racines il faut les trouver dans la littérature grecque et latine qui n'a pas de secret pour notre auteur.
Cela ne l'empêche pas de se relier au moyen de cette langue souvent même très étroitement, aux questions essentielles qui troublent l'homme de son époque et l'homme de notre époque, tout aussi pétris l'un et l'autre du même désarroi et de la même angoisse.
Il est assez évident aujourd'hui qu'on ne lui a pas pardonné, ni de son vivant, ni post mortem, d'avoir voulu suivre sa voie en toute indépendance, en homme libre au sens le plus fort et le plus noble du terme. C'est ainsi pourtant que l'on peut bousculer l'ordonnancement traditionnel des concepts et de notions apparemment antinomiques et devenir dans sa vie et dans son œuvre ce qu'il convient d'appeler un mystique laïque.
Aussi ma thèse sur Han Ryner a-t-elle, entre autres desseins, celui de montrer, preuves à l'appui, combien notre société française, il y a presque un siecle — mais a-t-elle vraiment changé en ce domaine ? — était résolument fermée, voire hostile, devant toute pensée libre et devant toute volonté de dignité individuelle ne se pliant pas aux modèles préfixés.
Toujours est-il que j'espère, au terme de ce modeste exposé, que vous ne serez plus amenés à vous poser sur l'air de « comment peut-on être Persan ? » la question que vous vous posiez au tout début : « Mais comment peut-on être mystique laïque ? »
Gérard Lecha
Tours — Novembre 1990