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2 juin 2007 6 02 /06 /juin /2007 13:19

Cette préface volante parut dans la rubrique « Philosophie » de La Revue de l'Epoque en février 1921 (republiée aux CAHR, n°55, p.6-8).
La Revue de l'Epoque, dirigée par Marcello-Fabri, parut d'octobre 1919 à janvier 1923. Ryner y publia quelques originaux et tenait la rubrique Philosophie-Littérature.
Une discussion de cet article fut faite par G.-A. Masson. On peut la lire ici.
Le Père Diogène fut publié en 1920 chez Eugène Figuière (couverture) et a été réédité en 2007 (éd. Premières Pierres).


LE PERE DIOGENE

Ce que je nomme une préface volante ne rappelle-t-il pas humblement ce que le grand et naïf Corneille nommait un examen ? Devant le spectateur ordinaire ou l'ordinaire lecteur, que la tragédie ou le livre se présente et se défende seul. Mais peut-être, après la lecture ou la représentation, quelques amis aimeront qu'on leur dévoile dans une lumière abstraite telle intention enveloppée aux plis de la fable ; peut-être aussi l'auteur pourra dire tel détail intéressant pour le critique préoccupé de l'art de composer ou pour le psychologue curieux de la gestation des projets.

Ceux même de mes plaisirs qui semblent d'abord ne pouvoir que se répéter, je m'amuse à les varier. Avant que les critiques eussent reçu le livre, j'expliquai à mes amis de la Revue de l'Epoque ce que j'avais tenté à ces Apparitions d'Ahasvérus dont certaines pages peuvent paraître difficiles. Le Père Diogène est écrit avec une facilité apparente qui va jusqu'à imiter la nonchalance, mais peut-être

ses nonchalances sont ses plus grands artifices.

Il est abordable à tous et tous croient le comprendre complètement. J'ai fait l'expérience : il amuse les plus simples et les moins lettrés. J'ai donc attendu si les hommes dont c'est le goût ou le métier de comprendre et d'expliquer comprendraient, en effet, et expliqueraient. Or, il me semble qu'après le passage des critiques, il me reste à dire quelque chose, et quelque chose d'essentiel.

Je tremblais que chaque lecteur ne fît une comparaison écrasante et qui me semblait inévitable. Puisqu'on ne m'en a pas écrasé, il faut bien que j'aie la justice de m'en écraser moi-même. Peu ont signalé la parenté de mon pauvre petit livre avec ce Don Quichotte qui est un des quatre ou cinq grands monuments humains. Ceux qui l'ont vaguement entrevue, ne l'ont aperçue, si j'ose dire, que par un trou minuscule et ont signalé la seule ressemblance d'un de mes personnages de second plan avec le merveilleux Sancho Pança. Mais c'est toute mon échoppe, je l'avoue, qui s'appuie, timide, sur la vertigineuse construction. Lorsque j'eus, voilà une quinzaine d'années, la première idée du Père Diogène, je la repoussai, me refusant même à la noter, parce qu'elle me paraissait venir trop directement du chef-d'oeuvre de Cervantès. Même, ce projet, tant que je réussis à l'écarter, s'appela dans ma pensée hantée Le Don Quichotte philosophe.

Comme le Don Quichotte, mon livre oppose une folie individuelle — de sens contraire, dirait un mécanicien — à la folie universelle. Complexité et équilibre que les lecteurs ne comprennent pas immédiatement. Longtemps, on a considéré le chevalier de la Triste Figure comme un personnage uniquement comique et on a cru que Cervantès voulait seulement faire rire. Il a fallu deux siècles pour qu'on aperçut la profondeur sinueuse de son dessein et quelle quantité de sagesse il fait distribuer par son fou. Le fou qui vendait la sagesse, c'est un titre de La Fontaine que j'ai songé un instant à reprendre et que Cervantès aurait pu choisir.

L'équilibre de l'oeuvre que les premiers lecteurs de Don Quichotte détruisaient d'un côté, les critiques du Père Diogène le détruisent de l'autre. Qu'ils l'approuvent ou la blâment, ils croient que la critique sociale est, à mes yeux, le but unique de mon livre. Mes déclarations répétées de la folie de mon héros, ils les prennent toutes pour des ironies. S'ils tombent juste parfois, ah ! comme la plupart du temps, ils sont loin du compte. Le Père Diogène est un vrai fou : je ris de sa folie singulière, aux mêmes instants souvent qu'il me force à rire de mon consentement à la folie banale.

Il est fou par son refus d'écouter son coeur. Preuve d'impuissance à mettre son être en accord et en équilibre. Il est fou, celui qui dit : « Je ne sens pas, je pense » et croit affermir sa pensée en la privant de cette moitié d'elle-même, le sentiment. Folie assez fréquente, me dira-t-on. En est-il moins utile de signaler que seul un fou peut, dans l'espoir de mieux éclairer sa raison, éteindre les lumières de son coeur.

Le père Diogène est fou parce qu'il est orthodoxe. Peu importe de quelle orthodoxie. Il pense, pour ainsi dire, en sous-ordre et, comme d'autres prétendent imiter Jésus-Christ ou Napoléon, il se laisse manier à de vieux gestes de Cratès. Pour qu'il réfléchisse avec une demi-sagesse, il faut qu'il découvre entre ses maîtres un désaccord et qu'Antisthène le contraigne à douter de Diogène. J'appelle fou quiconque, ayant passé l'âge de l'enfance, pose ses questions à des autorités au lieu de se les poser à soi-même. J'appelle aliéné quiconque s'aliène. Peu m'importe à qui ou à quoi il s'aliène.

Le père Diogène est fou, parce qu'il se veut apostolique. Il ignore cette indispensable vertu que les stoïciens nommaient discrétion. Ce ne sont pas les seuls cyniques, ce sont tous les militants de toutes les religions, de tous les partis, de toutes les affirmations et de toutes les négations qui se déforment en instruments de propagande, qui forcent ton dans l'espoir absurde de conduire les autres vers la note juste ; qui, avec leur désharmonie à demi-volontaire, s'imaginent construire des harmonies étrangères.

Non, je n'ai pas eu le seul et unilatéral dessein de proclamer certaines vérités anti-sociales. J'ai voulu aussi, j'ai peut-être voulu surtout, condamner l'apostolat, tous les apostolats. Qu'il réussisse ou non, celui qui s'applique à mettre son empreinte sur autrui, se fausse lui-même. Le véritable individualiste méprise, autant que mon héros, toutes les valetailles d'académiciens, de politiciens, de juges, de catholiques. Mais la guerre contre ces néants ne l'intéresse qu'à demi. Il les combat à l'occasion ; il ne cherche pas l'occasion de les combattre. Et il ne croit guère plus à l'action anti-sociale qu'à l'action sociale. Si je consens à la première quand elle s'impose ou se propose, c'est comme à un de mes nombreux moyens d'expression.

L'artifice génial du Don Quichotte : promener, parmi les hommes vus directement ou dans un miroir plan, l'Homme vu dans un miroir concave, Don Quichotte ; l'homme reflété dans un miroir convexe, Sancho Pança. Mais ne sont-ils pas eux-mêmes de tels miroirs ? Dans leurs dialogues, les paroles du chevalier allongent toutes choses, comiquement et héroïquement ; les remarques de l'écuyer rapetissent, alourdissent et font ramper les figures. Mon père Diogène appelait aussi le contraste d'un disciple massif et inerte. Hélas ! ce personnage indispensable, la perfection de Sancho le rendait impossible. Les proportions relatives des deux compagnons s'imposent, invariables ; Cervantès les a découvertes et établies avec une sûreté qui empêche l'imitation ou la rend flagrante et ridicule. Supposez Sancho un peu supérieur : le voici trop proche de son maître ; un contraste insuffisamment marqué fait perdre signification et piquant à la continuelle confrontation. Dégradez-le un peu : le voilà dégoûtant et, après quelques pages, intolérable. Pour éviter l'ornière creusée par le puissant passage de Cervantès — mais elle suit le seul chemin intéressant — j'ai fait mon « fidèle Ménippe » moralement et intellectuellement inférieur à Sancho Pança. Dès lors, il ne peut plus être qu'un personnage épisodique et sa sottise trop basse exige que je me débarrasse de lui assez promptement.

On voit que j'ai abordé, au Père Diogène, un sujet littérairement dangereux ou, pour mieux dire, désespéré. Pourquoi ai-je désobéi à la répugnance qui m'en écarta pendant douze ans ? C'est qu'il a fini, ce sujet impossible, par s'imposer à moi pour son utilité. Certes, les critiques sociales qu'il permet, je pouvais les présenter autrement et je les ai plus d'une fois présentées autrement. Mais, à les faire exprimer par un fou, elles prennent grossissement et relief. Peut-être aussi cet artifice les fait-il lire par des gens qui, sans lui, reculeraient devant elles comme devant des injures personnelles. Les faire dire par un personnage visiblement indiscret, me paraissait un amusant et paradoxal exercice de la discrétion stoïcienne. Toutefois, ces motifs sont secondaires et n'auraient pas triomphé. Mais j'ai cru que mon livre pouvait les allumer comme un phare entre le gouffre banal de Charybde et l'âpre écueil de Sylla, entre la folie de l'action grégaire et la folie de l'action individuelle. Comme lorsque j'écrivis la parabole du Gland généreux, j'ai songé à sauver quelques jeunes gens, à les écarter des propagandes déformatrices, à les avertir que tout apostolat contient un peu de démence et marche vers la démence complète. Heureux, si j'ai retourné vers le perfectionnement intérieur —il rayonnera sans qu'on s'en préoccupe — quelque noble ardeur et quelque généreuse imprudence.

HAN RYNER.


Remarques :
- Apparitions d'Ahasvérus : livre paru en 1920. Il s'agit d'un recueil de dialogues mettant en scène la figure du Juif errant, dépositaire de l'idée de Justice, face à diverses personnalités (Galilée, La Boétie...).
- "préface volant" : en dehors des deux ouvrages cités, Ryner fit au moins une autre "préface volante" - pour Les Pacifiques (1914).
- ses nonchalances sont ses plus grands artifices : il s'agirait d'une citation de Mathurin Régnier (1573-1613), poète satirique. Source : dictionnaire de l'Académie Française - 8è édition (entrée "nonchalance").
- Don Quichotte : à peu près à la même époque que le Père Diogène, c'est-à-dire en 1915, Ryner écrivit L'Ingénieux hidalgo Miguel Cervantès, biographie romancée.
- discrétion stoïcienne : Ryner en donne une définition dans Le Subjectivisme (1909) : "faisceau de clarté, de sourire et d'affectueuse réserve qui permet de voir quelle quantité de vérité chacun supportera et de ne jamais jeter sur les épaules des faibles une charge trop lourde"
- parabole du "Gland généreux" : c'est la cinquième des 52 Paraboles cyniques (1912).

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