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8 juin 2007 5 08 /06 /juin /2007 08:30

Voici un article (republié aux CAHR n°55, p.8-12) constituant en quelque sorte une réponse à la "préface volante" au Père Diogène donnée par Han Ryner à la Revue de l'Epoque.
Cette critique parut en octobre 1921 dans les Cahiers Idéalistes, revue dirigée par Edouard Dujardin. Elle est signée Georges-Armand Masson (1892-1977), journaliste, peintre, humoriste (spécialiste du pastiche), et qui fut directeur des Beaux-Arts, musées, bibliothèques et édifices religieux du département de la Seine (sous toute réserve, puisque c'est selon Wikipédia). Cf. aussi une critique de HR sur des poèmes de G.-A. Masson.
Ryner répond à G.-A. Masson dans un article que vous pouvez consulter ici..


Le père Diogène est-il fou ? Est-il sensé ?

Qui est le père Diogène ? Mais quoi, n'auriez-vous donc pas lu le dernier petit livre d'Han Ryner ? Alors, lisez-le vite, c'est un régal. On y voit un Han Ryner humoriste, ce qui n'est pas pour surprendre ceux qui ont suivi son oeuvre d'un bout à l'autre bout ; car maint passage de ses ouvrages antérieurs, même les plus chargés de réflexion et d'éloquence, laissaient entendre ce que pourrait être, lorsqu'il voudrait rire, ce maître en l'art de sourire.

Il faut donc bien, puisque vous ne l'avez pas lu, que je vous fasse le récit des aventures du père Diogène. Julien Lepère-Duchêne, professeur à l'université de Platanople, est ce que les bonnes gens appellent un « original » - expression remarquablement philosophique, car elle montre en quel mépris la société tient ce qui sort du banal et du déjà vu. Son originalité consiste en une admiration sans limites pour les doctrines des cyniques grecs, qu'il met volontiers au-dessus de Platon. De là, le surnom de « Père Diogène » que lui ont donné ses élèves. A force d'étudier dans les vieux bouquins grecs, Stobée, Diogène Laërce, Dion Chrysostome, les légendes de la vie des cyniques, il devient peu à peu évident qu'un jour ou l'autre le père Diogène finira par adopter le genre d'existence de son patron, sa besace et son tonneau. Pourtant, il faut, pour le jeter enfin dans la vie cynique, qu'une crise sentimentale vienne le bouleverser. Il tombe amoureux d'une de ses élèves, fille d'un colonel marguillier de sa paroisse, et il est bien près d'obtenir sa main, ayant conquis les bonnes grâces de la mère, quand cette honorable famille devant l'aveu qu'il fait de ses origines le rejette impérieusement loin de son sein : Julien Lepère-Duchêne est un enfant trouvé !

Cet échec le rend à Stobée, à Diogène Laërce et à Dion Chrysostome et du coup il se décide à revêtir la robe de bure de Diogène et à se tailler dans la montagne un gourdin de chêne, faute du classique bâton d'olivier. Puis il s'en va par les chemins, en mendiant son pain et en prêchant l'Evangile selon la Nature.

Ses démêlés avec les gendarmes et les juges d'instruction qui le prennent pour un fou ; avec les prêtres qui le considèrent comme un rival ; avec les Parisiens auxquels chaque jour il fournit un sujet de conversation et de plaisanterie, je ne tenterai pas de vous les dire : il y faut la plume alerte et malicieuse d'Han Ryner, qui sait si curieusement mêler la tendresse et la truculence.

Mais notre héros se jette dans « l'action directe », il s'attaque à l'Académie, et s'en va, un jour de réception solennelle, promener irrévérencieusement la lueur de sa lampe électrique sur les « calebasses » des immortels. Il s'attaque à l'Eglise, et on le voit à Notre-Dame, un beau dimanche, prononcer un sermon sur « l'hypocrisie, seule vertu du prêtre ». Il s'attaque aux politiciens, et, à la Chambre, fait un beau scandale en répondant, à la tribune même, au discours ministériel, par un diatribe contre les parlementaires. Enfermé dans un asile d'aliénés, le directeur le trouvant trop dangereux s'arrange pour le faire relâcher. Et, il finit, ce qui n'est pas la moindre bizarrerie de sa carrière, par cultiver son jardin, comme Candide, mais oh ! non pas pour l'amour de la culture maraîchère : il est arrivé au père Diogène la chose la plus bouffonne qui puisse advenir à un cynique : il a hérité, du doyen de la Faculté de Platanople, une maison, une prairie et une terre à blé, lesquels, faute d'acceptation de l'héritage, reviendraient à la commune de Maubec ; et en considération de l'usage mauvais ou ridicule que les « collectivités font toujours de leurs biens », il a regardé comme un devoir d'empêcher l'enrichissement de ce village.

*
*  *

Adoncques, le père Diogène est-il fou, est-il sensé ? Au dernier trait, consentir à être propriéaire plutôt que de laisser la municipalité de Maubec, on aurait quelques raisons de croire que si le père Diogène n'est pas fou, il est à tout le moins lunatique. Au surplus M. Han Pyner se donne la peine à maintes reprises, au cours de son roman, de nous assurer que son personnage est toqué. Seulement, comme par hasard, c'est presque toujours au moment où le père Diogène vient de dire quelque chose de parfaitement raisonnable, vient de décocher contre la société quelque flèche habilement empennée, et qui frappe son but, c'est à ce moment que le romancier le traite de « pauvre fou ». Et si quelque personnage du livre, écoutant l'apôtre de la nature, se frappe le front de l'index, soyez assuré que c'est un gendarme, ou un quincaillier, ou un juge d'instruction, toutes gens que nous ne prendrions pas pour arbitres d'une question philosophique.

Or M. Han Ryner, dans un article de la Revue de l'Epoque où il analyse lui-même son dernier livre, exprime sa surprise que la plupart des critiques n'aient pas cru, malgré ses attestations, à la folie du père Diogène. « Qu'ils l'approuvent ou la blâment, ils croient que la critique sociale est à mes yeux le but unique de mon livre. Mes déclarations répétées de la folie de mon héros, ils les prennent toutes pour des ironies. S'ils tombent juste parfois, ah ! comme la plupart du temps ils sont loin du compte ! Le père Diogène est un vrai fou : je ris de sa folie singulière aux mêmes instants qu'il me force à rire de mon consentement à la folie banale ». C'est votre faute, ô malicieux Han Ryner, si les critiques se trompent. C'est vous qui brouillez les cartes. Car ne dites-vous pas vous-même, dans le même article que vous auriez volontiers pris pour titre de votre livre ce mot de La Fontaine : « Le Fou qui vendait la sagesse ». Et nous allons voir que ce n'est pas la seule de vos contradictions.

Il est fou, dites-vous, « parce qu'il est orthodoxe ». Soit. Et surtout « il est fou, parce qu'il se veut apostolique ». Les fous, ce sont « les militants de toutes les religions, de tous les partis, de toutes les affirmations et de toutes les négations ». Pesons un peu ces mots. Si le mot militant représente l'individu qui agit sa pensée, dans un but de propagande, « qui force le ton dans l'espoir absurde de conduire les autres vers la note juste », ce fou n'est fou que dans la mesure où il force le ton, où il exagère ; sa folie (et c'est alors un bien gros mot) serait tout entière dans son action, caricature de sa pensée ; mais non dans cette pensée.

Ce qui est charge, ce qui est exagération donquichottesque dans la vie du père Diogène, c'est son manteau de bure et c'est son bâton. Voilà ce qui fait de lui l'apôtre, et par conséquent le déformateur. Et soit dit en parenthèse, l'apôtre passe en ce moment un mauvais quart d'heure, puisque nous avons eu cette année, outre le livre d'Han Ryner, un roman de M. A. t'Serstevens, l'Apostolat, qui nous représente également la faillite de l'action. Mais supposons qu'au lieu de vendre sa sagesse, puisque c'est là proprement sa folie, ce fou demeuré sage, ait gardé sa sagesse pour lui seul. Quelle eût été cette sagesse contemplative ? Elle eût consisté en une négation non seulement de la beauté, mais de l'utilité même de la vie sociale. Et non pas seulement de la vie sociale, telle qu'elle est ordonnée sous le régime de nos institutions modernes, mais de la vie sociale en général, dans tous les temps et sous toutes les latitudes. Car tel est le fond de la doctrine cynique, farouche individualiste.

Or, la maxime essentielle du père Diogène est celle des stoïciens : il faut vivre conformément à la nature. A quelle nature ? Ce ne peut être à la nature animale, qui nous offre le plus épouvantable spectacle de la lutte pour la vie, où tout est combat, où celui-ci mange celui-là, pour être à son tour mangé par un autre. C'est donc à la nature humaine. Mais la nature humaine comporte les mêmes appétits que la nature animale, et l'on ne peut raisonner, par conséquent, comme si tous les hommes étaient bons, mais il faut au contraire tenir compte de ce qu'ils sont naturellement les faibles esclaves de leur passion. En outre, il y a dans cette nature humaine une particularité : c'est l'instinct social. La nature de l'homme, qui lui a refuséles armes physiques qu'elle prodigue à d'autres, et l'a jeté nu dans les dangers, lui a, par compensation, donné l'intelligence et le langage ; pour remédier à sa faiblesse originelle, il a dû recourir à l'association. Il y a donc contradiction entre l'individualisme du cynique et son impératif moral. Vivre conformément à la nature, pour l'homme, c'est vivre en société. Or, quoi qu'en ait notre cynique, vivre en société, c'est travailler. Il n'est pas vrai de dire, comme le père Diogène : « L'eau n'est pas une richesse puisqu'elle existe en quantité illimitée. De même le pain ; il y a du pain pour tout le monde ». Oui, si tout le monde travaille à le produire. La famine russe montre bien que le pain devient une richesse quand le travail n'est plus sûr, quand l'association se désagrège, quand les hommes ne peuvent plus compter sur les hommes. Et l'eau elle-même est une richesse, puisqu'il faut travailler à son adduction, puisqu'il faut travailler à la purifier.

L'association, c'est l'interdépendance. Tout dépend de la réponse que l'on fait à cette question : l'homme est-il, ou non, habile à vivre seul ? Ce concept de vie en commun contient déjà les notions d'échange, de droits, de devoirs, qui font horreur à notre cynique. Et le reste, ma foi, se trouve dans n'importe quel manuel d'instruction civique, exprimé sans doute en termes ridiculement pompeux, mais hélas ! justes. Le travail, dit Gourmont, n'est pas sacré, mais c'est une nécessité triste. Les lois sont de même une nécessité triste. Le cynique commet l'erreur d'agir comme s'il était seul, ou comme si tous les hommes, lui compris, étaient parfaits ; ce qui revient au même.

Car c'est seulement dans l'un ou l'autre de ces deux cas, qu'il serait légitime le refus de laisser limiter sa liberté par la liberté d'autrui.

En somme, pour qui méprise la société, mais ne se méprise pas lui-même — c'est le cas du cynique — pour qui hait les hommes sans haïr l'homme, la seule démarche logique est de travailler à rendre meilleure cette société, meilleurs ces hommes. Antisthène croit à la vertu de la parole ; Diogène l'ancien, à la vertu du geste ; Diogène le nouveau emploie l'un ou l'autre selon l'instant. Et tous ont pour le moins entre eux ce point commun, qu'ils font crédit à la validité de leur raison. Han Ryner ajoute à cet intellectualisme le correctif, qu'il estime nécessaire, de l'intuition sentimentale. Les uns et les autres, et Han Ryner avec eux, manient l'ironie comme une cravache familière ; mais ce ne sont point de vrais sceptiques, ni des pessimistes vrais, puisqu'ils ne renoncent point au prosélytisme, ce qui est le signe d'une certaine foi en la perfectibilité du genre humain. Donc cette raison et cet amour, cette parole et cette activité et cette ironie même ils n'ont nullement tort de les tourner vers la propagande. Leur apostolat est légitime. Le père Diogène n'est point fou parce qu'il est apôtre ; il n'est fou que dans la mesure où cet apostolat fait violemment contraste avec les coutumes ; il est, plutôt que fou, ridicule, à peu près comme M. Raymond Duncan. C'est tout. Ce qui ne l'empêche pas d'être fort amusant et de faire réfléchir, en quoi il ne ressemble pas à M. Raymond Duncan, qui n'est qu'ennuyeux et fait bâiller. En tournant en dérision les institutions humaines, il incline les hommes à examiner à son tour ces institutions qu'il respectait naïvement. Et son ironie contribue à gauchir l'humanité vers plus d'intelligence, plus de finesse. Le dangereux semeur de doctrines antisociales pourrait bien être un instrument nécessaire à la société ; quelque chose comme un levain. C'est par les apôtres que les sociétés se renouvellent.

Et voici pour le père Diogène. Mais M. Han Ryner, lui, répudie l'apostolat : « Qu'il réussisse ou non, celui qui s'applique à mettre son empreinte sur autrui, se fausse lui-même ». Et il condamne ceux qui forcent le ton dans l'espoir absurde « de conduire les autres vers la note juste ». Pourtant, quelques lignes plus loin, il explique en ces termes le choix de son sujet : « il a fini, ce sujet impossible, par s'imposer à moi pour son utilité. Certes, les critiques sociales qu'il permet, je pouvais les exprimer autrement et je les ai plusieurs fois présentées autrement. Mais à les faire exprimer par un fou, elles prennent grossissement et relief. Peut-être aussi cet artifice les fait-il lire par des gens qui, sans lui, reculeraient devant elles comme devant des injures personnelles. »

Mais, que diable, n'est-ce pas ici l'application même de la méthode de Diogène, condamnée plus haut, qui force le ton pour amener à la note juste ? Han Ryner serait-il l'apôtre de l'anti-apostolat ?

Je le croirais, et c'est tant mieux ainsi. Car l'apostolat, ce me semble, ne commence pas seulement avec le geste. La parole, et l'écrit, sont déjà instruments d'apostolat. Si Han Ryner ne voulait pas nous convaincre et même, ô le subtil sophiste, nous convaincre qu'il ne faut pas que nous soyons convaincus, nous serions privés de dix livres excellents, savoureux, gonflés d'idées ; et en particulier nous serions privés de ce « Père Diogène » qui n'est pas le moins délectable d'entre eux.

Georges-Armand MASSON.


Remarque :
-Albert t’Serstevens (1886-1974) est un écrivain d'origine belge, grand ami de Blaise Cendrars. Son roman L'Apostolat faillit recevoir le prix Goncourt en 1920. Il y raconte l'apprentissage d'un jeune anarchiste qui fonde un phalanstère (la "cité Kropotkine"), puis, après l'échec de cette tentative, s'en va par les routes prêcher l'amour universel. Voir sur ce livre la critique du Matricule des Anges.
-Raymond Duncan (1874-1966) est le frère de la célèbre danseuse Isadora Duncan. Peintre et décorateur d'origine américaine, il est partisan de l'hellénisme dans la vie moderne, et porte toge et sandales en conséquence. Il est le fondateur de l'Akademia Duncan, où l'on parle art, littérature et sagesses antiques, et où l'on apprend l'artisanat textile (filage, tissage, teinture). Ryner venait y causer et y fait allusion dans L'Amour plural (1927). Quant aux vertus soporifiques des exposés de Duncan, je ne suis guère en mesure de me prononcer...

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