III
Mutations (16)
En 1892, Henri Ner publie en collaboration avec un certain Émile Saint-Lanne un gros ouvrage de sociologie politique intitulé La Paix pour la Vie. On trouve dans ce livre une curieuse allusion aux stoïciens :
À l’époque d’Épictète, en face de l’horrible esclavage, deux belles attitudes étaient possibles : l’attitude du stoïcien et celle du chrétien. Il était beau de crier : – Je reste libre, malgré tout, puisque je ne crains pas la mort. Il était plus beau de dire au maître : – L’esclave et toi, vous êtes égaux devant Dieu. Renonce à ton droit monstrueux. – L’orgueil est une chose admirable ; nous admirons davantage la pitié. Le stoïcien était un noble individualiste ; le chrétien sentait la solidarité humaine, la fraternité et l’égalité de tous. Le stoïcien n’a pu que prononcer de grandes paroles stériles. « Aimez-vous les uns les autres » a métamorphosé le monde. Aujourd’hui les économistes libéraux sont des stoïciens par la vaillance et la patience admirable avec lesquelles ils supportent les misères… des autres. Le socialisme a accepté l’héritage du christianisme ; nous sommes les vrais chrétiens de notre temps, car le christianisme est de son essence doucement révolutionnaire et égalitaire (17).
C’est qu’à l’époque, Ryner ne se reconnaît pas encore comme individualiste. Les auteurs de La Paix pour la Vie se déclarent en effet collectivistes, bien que se ralliant pour l’action à une branche bien réformiste du socialisme d’alors, le « possibilisme ».
À la fin d’un article légèrement postérieur, on lit encore :
Le découragement et l’abstention sont les fruits amers de l’égoïsme, de l’individualisme. Alceste et Philinte vivent depuis trop longtemps : l’un fut stoïcien, l’autre épicurien. Tuons-les en chacun de nous. Ne songe pas à toi qui passes et qui n’es rien. Songe que tu es un homme, une pensée, une vie, et que cela ne passe pas. Par la pensée et le sentiment de la solidarité, tu peux prendre un bain d’éternité. Ce Styx de l’empire de vie te rendra invulnérable. Plonge-toi tout entier dans ce merveilleux idéal ; ne réserve rien de toi ; ne laisse rien de toi aux calculs de l’individualisme, car un jour tu serais blessé au talon (18).
Je pense qu’en réalité, l’individualisme stoïcien que combattait ainsi Ner par la plume était avant tout celui que manifestait trop fortement sa propre sensibilité.
Dans son tout premier roman paru en 1889, Chair vaincue, on lisait déjà au sujet du personnage principal, dont il est certain qu’il emprunte une partie non négligeable de ses tendances à Ner lui-même :
Il s’était retranché dans cette soumission dédaigneuse du stoïcien qui ne veut pas que son bonheur dépende de rien ni de personne. Devant les personnes comme devant les choses, en face des cupidités qui entraînent, ou des terreurs qui arrêtent, il était toujours l’homme qui hausse les épaules.
Ainsi, sur lui, nul n’avait de prise. Il est bien fort, celui qui ne craint rien, qui ne désire rien ; celui qui répète, non en se résignant, mais en relevant la tête, non en fils soumis, mais en sujet doucement railleur et révolté, et sans trop savoir si quelqu’un entend son ironie, le mot de la prière du chrétien : « Que votre volonté soit faite (19) ! »
Mais il faudra attendre 1895 pour que Ryner se reconnaisse individualiste, et cette prise de conscience semble s’être faite d’une manière assez soudaine. Il parlera plus tard, utilisant comme souvent une expression empruntée au registre religieux, de sa « conversion individualiste ».
Cette année 1895 est marquée par l’écriture du Crime d’obéir. Dans cet étrange roman de formation, Ryner imagine un nouveau type de héros :
On confond parfois le héros avec l’aventurier, joueur qui risque sa vie contre une couronne, une fortune, un galon, une croix ou un mot d’éloge. […]
On confond encore le héros avec je ne sais quel récepteur qui emmagasine les sentiments d’une multitude, foule ou armée, et qui les exprime ensuite par des gestes larges ou énergiques. Mais un écho, même quand il multiplie le son, n’est pas une voix vivante, et un héros doit être une personne.
[…] Car le Héros, c’est l’Individu. Il ne se manifeste extérieurement que comme réaction contre son milieu. On comprend qu’il doit être antipathique à la foule de son temps et de son pays (20).
Il conclut son avertissement par :
Ce livre essaye de dire un héros. On y verra le monstre naissant et le monstre formé (21).
Le « monstre naissant » est un jeune provincial monté à Paris pour faire son droit qui découvre dans la fréquentation de milieux littéraires de seconde zone la médiocrité, la férocité et la veulerie de tout groupement. Le « monstre formé » est un réfractaire absolu, qui rejette les deux crimes exigés selon Ryner par la société : celui de commander, celui d’obéir. Pour cela, le héros renonce à sa position sociale pour vivre du travail de ses mains (il se fait cordonnier) et refuse de faire son service militaire. Il finira à l’asile puis en prison, avant de mourir sous les coups des matons.
Là encore, un certain stoïcisme est la référence du « héros » individualiste :
[Pierre Daspres et sa compagne Camille Ramel] vivaient heureux d’un bonheur sans grâce : une joie calme et raide de moines qui vont dans le présent à peine aperçu, à peine senti, hallucinés par la vision de la mort prochaine ; la joie puissante et nullement fleurie de stoïciens ignorés mais qui savent que la tyrannie les découvrira, s’irritera de leur attitude droite sans défaillance et, par ses efforts pour courber et assouplir leur impitoyable rigidité, les brisera. Ils étaient heureux sur la glace des sommets, dans l’air rare, irrespirable pour les êtres moins nobles (22).
Jusque vers 1900, c’est-à-dire pendant la moitié de sa vie, Ryner, tout comme Daspres, n’aura cessé de rompre, souvent violemment, avec toutes sortes de milieux : dans son enfance et son adolescence, il ne reste jamais plus de deux ans dans le même établissement ; à la mort de sa mère, fauchée par un train alors qu’elle se rendait à la messe, il rompt avec l’Église ; puis ce sera la rupture avec la Franc-maçonnerie, la politique, le Félibrige, divers cercles littéraires, son métier (23), sa propre femme… avant qu’il ne se suicide littérairement par la parution en 1898 dans La Plume du Massacre des Amazones, où il estourbit de sa critique tout ce que le pays comptait de bas-bleus, soignant particulièrement filles, épouses et amantes des plus grandes puissances éditoriales du temps, ce qui lui vaut une « conspiration du silence » qui ne s’atténuera qu’au début des années 1910.
Avec le nouveau siècle semble s’installer une certaine stabilité, mais il lui reste une dernière rupture à opérer, peut-être plus difficile que les autres, puisqu’il s’agit de rompre avec une part de lui-même, cette part âpre d’un « bonheur sans grâce », cette part d’« impitoyable rigidité » qu’il prête sous une forme extrême à son « héros individualiste » Pierre Daspres, et qu’il lui faudra dépouiller pour véritablement investir cette étonnante figure du sage antique, recréée à l’aube du XX e siècle. Cette mutation, sans doute plus progressive que la « conversion individualiste » de 1895, me semble trouver son accomplissement vers le milieu de la décennie 1900-1910.
Pierre Daspres était certainement un héros, mais il n’était pas vraiment un sage. Son stoïcisme, qui est aussi celui du Ner / Ryner des années 1895-1905, est proche d’une certaine manière des excès du cynisme. Ryner écrira dans La Sagesse qui rit :
Parmi les exercices de volonté recommandés par les stoïciens et surtout par les cyniques, plusieurs me semblent transformer l’artiste moral en quelque chose de pauvre et de monastique. Ces gens-là ignorent que la grâce est nécessaire à la beauté et que tout effort inutile ou exagéré grince et grimace (24).
Je crois qu’il manquait encore à Ryner, comme il manqua de tout temps et comme il continue, je le crains, de manquer à nombre de militants des causes les plus belles et les plus justes, une certaine forme de délicatesse à laquelle on peut donner le nom de discrétion :
Cette vertu, les stoïciens l’appelaient oïkonomia ; saint Augustin la nomme dispensatio. Le français n’a pour la désigner qu’un mot usé par les siècles et vidé de son riche contenu ancien : discrétion. Je lui redonne sa plénitude perdue et peut-être un peu plus : je lui fais signifier ce faisceau de clarté, de sourire et d’affectueuse réserve qui permet de voir quelle quantité de vérité chacun supportera et de ne jamais jeter sur les épaules des faibles une charge trop lourde.
Même s’il est extrêmement pénible à l’« activiste » d’en accepter toutes les conséquences :
Ainsi entendue, la discrétion suppose un dernier et difficile détachement de soimême ; elle suppose que notre orgueil et notre humilité sont purgés de toute vanité ; que la constatation de notre impuissance absolue sur le dehors ne s’irritera plus en efforts grinçants. Notre effort utile, en effet, sera presque toujours intérieur et subjectif. C’est mon âme seule que je puis allumer. Qu’elle devienne un feu de plus en plus grand afin d’émaner, vers ceux qui ont froid dans les ténèbres, de plus en plus de lumière et de chaleur (25).
Dans l’esprit de Ryner, cela ne signifie pas pour autant qu’il ne faille strictement rien faire d’« extérieur », et se confire dans une immobile méditation. Si tel avait été le cas, on ne l’aurait pas vu consacrer tant d’énergie à la défense des victimes de la vindicte judiciaire et militaire, ceux qui, trop souvent pour avoir refusé l’ignominie de certaines « lois écrites » contraires au principe de fraternité, se firent broyer par la machine sociale (26).
Notes
(16) Nombre d’éléments biographiques ont été rassemblés par Louis Simon, gendre de Han Ryner, dans À la découverte de Han Ryner, Le Pavillon, 1970 (préface de Jean Rostand) et Un individualiste dans le social, éd. Syndicalistes, 1973. Des souvenirs ont été publiés sous les titres J’ai nom Eliacin (1956), … Aux orties (1957) et Le Sillage parfumé (1958), tous trois aux éditions Sésame. Haussements d’épaules reste inédit en volume, mais a été publié dans les Cahiers des Amis de Han Ryner. Enfin, pour une étude chronologique et méthodique de l’oeuvre mise en parallèle avec la vie, on consultera la thèse de Gérard Lecha : Han Ryner ou La Pensée sociale d’un individualiste au début du siècle, Université François-Rabelais de Tours, 1993.
(17)17. Henri Ner et Émile Saint-Lanne, La Paix pour la Vie, Édition Nouvelle F. Blanc et C ie, 1892, p. 462.
(18) Henri Ner, « Deux individualistes », La Revue Indépendante, circa 1894 (republié dans les Cahiers des Amis de Han Ryner n° 36).
(19) Henri Ner, Chair vaincue, Librairie Parisienne, 1889, p. 27.
(20) « Précaution oratoire » au Crime d’obéir, Éditions de L’Idée Libre, 1926, p. V.
(21) Ibid., p. VI.
(22) Le Crime d’obéir, op. cit., p. 195.
(23) Il abandonne en 1895 son statut de professeur pour celui de répétiteur, moins exposé car situé plus bas dans la hiérarchie. À partir de ce moment-là et jusqu’à sa retraite en 1922, sa profession n’est donc pas d’enseigner, mais de surveiller et d’aider les élèves dans leur travail scolaire.
(24) La Sagesse qui rit, op. cit., p. 153.
(25) Le Subjectivisme, op. cit., p. 76. Cette citation continue la précédente.
(26) Pour le soutien de Ryner à diverses victimes de la répression, notamment à des objecteurs de conscience, cf. Louis Simon, Un individualiste dans le social, op.cit.