II
Fondation
Henri Ner (13) naquit en 1861 dans une famille de très petite bourgeoisie : son père était receveur des postes ; sa mère fut institutrice libre avant de tenir une petite épicerie. Le ménage était à la fois catholique et profondément républicain.
Le petit Ner montra très tôt du goût et des facilités pour l’art oratoire. Quand on l’interrogeait sur ce qu’il voulait faire plus tard, il répondait : « Curé ! parce qu’on prêche… » Curé, c’était trop d’ambition : on l’envoya se faire moine. Ainsi, à l’âge de 12 ans, fut-il admis au noviciat de Saint-Paul-Trois-Châteaux dans la Drôme, établissement tenu par les Frères maristes.
Là, on lui enseigna que la vertu fondamentale menant à la perfection chrétienne est l’obéissance, dont le plus haut degré est l’obéissance aveugle, « celle qui conforme son jugement à celui du supérieur et qui croit que ce qui est prescrit […] est ce qu’il y a de mieux et de plus parfait pour lui (14) ». Cette conception de l’obéissance impliquait donc non seulement l’abandon de toute liberté d’action, mais encore le renoncement à toute liberté de pensée, la dissolution de toute volonté propre dans celle du prescripteur.
Ryner rapporte dans ses souvenirs que pour préserver sa liberté intérieure, il se fortifiait de l’exemple des stoïciens, se répétant les formules d’Épictète. Ainsi quand le maître des novices l’interrogeait :
– Que pensez-vous ?
– Aux stoïciens, cher frère.
[…]
– Que vous apprennent-ils donc vos stoïciens ?
– Ils m’apprennent que tout ce qui ne dépend pas de moi est indifférent.
– Pas mal – reconnut-il. Mais c’est dit avec plus d’onction dans Les Principes de la Perfection… Vous apprennent-ils encore autre chose ?
– Oui, cher frère. Ils m’apprennent que, même dans uneprison ou dans une maison de fous, je puis garder ma pensée libre(15).
Il ne faut pas se faire d’illusions : Ryner a recréé sous le régime de la fiction – et au moule de sa propre personnalité – les actes, le verbe et les songes de tant de penseurs qu’il serait étonnant qu’il n’y ait pas quelque part légendaire dans l’expression de ses souvenirs. Mais qu’importe ! je pense que dans cet épisode, aussi reconstruit qu’il puisse l’être, nous touchons à une caractéristique importante de l’« option existentielle » fondatrice de la philosophie rynérienne : la nécessité de préserver sa liberté intérieure – ou, si l’on préfère, sa santé mentale – en une société perçue, même en dehors des murs de quelque noviciat, comme une vaste extension de la Santé, sinon de Charenton.
Et l’un des intérêts des philosophies antiques est de regorger d’outils pratiques permettant de conserver et de fortifier cette liberté intérieure si précieuse. Les stoïciens ayant été les meilleurs artisans en la matière, on ne s’étonnera pas de voir Ryner se reconnaître à l’occasion comme « néostoïcien ».
On va voir que l’on détecte les linéaments de l’influence stoïcienne très tôt dans son oeuvre, avant même que Ryner ne se soit reconnu comme individualiste.
Notes
(13) Henri Ner ne prendra son pseudonyme purement visuel de Han Ryner qu’en 1898.
(14) D’après Les principes de la perfection chrétienne et religieuse, à l’usage des Petits-Frères-de- Marie, cité par Han Ryner dans J’ai nom Eliacin, Les éditions Sésame pour les Amis de Han Ryner, 1956, p. 93.
(15) J’ai nom Eliacin, op. cit., p. 94.
(16) Nombre d’éléments biographiques ont été rassemblés par Louis Simon, gendre de Han Ryner, dans À la découverte de Han Ryner, Le Pavillon, 1970 (préface de Jean Rostand) et Un individualiste dans le social, éd. Syndicalistes, 1973. Des souvenirs ont été publiés sous les titres J’ai nom Eliacin (1956), … Aux orties (1957) et Le Sillage parfumé (1958), tous trois aux éditions Sésame. Haussements d’épaules reste inédit en volume, mais a été publié dans les Cahiers des Amis de Han Ryner. Enfin, pour une étude chronologique et méthodique de l’oeuvre mise en parallèle avec la vie, on consultera la thèse de Gérard Lecha : Han Ryner ou La Pensée sociale d’un individualiste au début du siècle, Université François-Rabelais de Tours, 1993.