J'évoquais récemment ici les rapports entre Han Ryner et J.-H. Rosny aîné. Ce dernier reste surtout connu aujourd'hui pour ses romans préhistoriques, dont le plus célèbre est La Guerre du Feu.
Ryner écrivit quant à lui très peu dans ce domaine, si l'on excepte La Tour des peuples (1919), roman protohistorique, si l'on peut dire, puisqu'il s'agit d'une réécriture de l'épisode biblique de la Tour de Babel.
Sur la question de la préhistoire, et sous réserve de recherches plus sérieuses, je ne vois guère à l'actif de Ryner qu'une préface pour Gérard de Lacaze-Duthiers (Philosophie de la Préhistoire, Flammarion, 1931) et le conte que l'on va lire ci-dessous.
Il s'agit d'un extrait du chapitre X de La Vie éternelle, paru en 1926 aux éditions Radot, qui n'est pas un recueil, mais un roman — le sous-titre est d'ailleurs "Roman du mystère" — constitué d'un collage de contes, dont certains ont dû être publiés dans des périodiques, des années auparavant. Le liant est le suivant : c'est la vision des existences successives de la bien-aimée qui vient de mourir. Ryner se charmait en effet aux rêveries de la métempsychose, et ce livre fut écrit vers 1918, c'est-à-dire juste après la mort de Jacques Fréhel qui était sa compagne depuis vingt ans.
Milaoh n'échappe pas au caractère suranné de la plupart des fictions préhistoriques d'avant-guerre. Mais fait-on vraiment mieux aujourd'hui, même en tenant compte des données de l'archéologie, dans les reconstitutions télévisées genre L'Odyssée de l'espèce ? Personnellement, j'ai toujours l'impression qu'on prend nos ancêtres — je parle des Homo sapiens, qui sont strictement de la même espèce que nous — pour plus couillons qu'ils n'ont été !
- bois gravé de Louis Moreau.
Dans une caverne profonde, Milaoh donne le sein à un enfant. La jeune mère est assise sur une pierre. Elle regarde autour d'elle et fait entendre un murmure glorieux. Nous le traduirions, assez exactement, ce murmure : « Ce n'est pas de ma caverne comme celle de la voisine qu'on dira qu'elle ressemble à une tanière d'ours ». Ici, en effet, armes, outils, provisions, tout est disposé dans un ordre heureux.
Le nourrisson s'endort repu. Milaoh le couche sur un amoncellement de feuilles. Elle sort. A peu de distance du roc, elle allume un feu de ramilles ; elle y fait griller des glands et y attendrit la chair d'un gibier. Avec une émotion vague qui ébauche déjà ce que nous appelons l'amour, elle songe au mâle parti pour la chasse. Sa pensée brumeuse l'appelle de noms pompeux et flottants que toute traduction fausserait de familiarité et de précision. Elle bégaie : « Lui ! lui ! ». Ou, croyant le voir soudain apparaître, elle sourit : « Toi ! toi ! ». Les moindres gestes du mâle se répètent en elle comme des affirmations de puissance. Les gibiers qu'il apporte ont la saveur joyeuse de la conquête.
Le repas préparé, Milaoh peigne, avec ses doigts et avec une pierre pointue, ses longs cheveux. D'une branche feuillue, elle balaie le sol de la demeure, rejette au dehors les plus grossières ordures.
Comme le mâle tarde à rentrer aujourd'hui... La méditation de la jeune femme devient fardeau et mélancolie. Elle la secoue d'un mouvement de tête. Prenant un poinçon de pierre, elle grave sur le fond de la caverne la figure du mammouth qu'hier longuement elle contempla. Devant lui elle va dresser, pour le combat et la victoire, un homme qui ressemblera à son homme. Un bruit inquiétant, suivi de nombreux bruits inquiets. Milaoh avance craintivement vers l'entrée. L'époux, le fort chasseur, apparaît, marche chancelante et sang qui coule. Derrière lui, toute la poursuite haineuse, — mais elle s'alentit, maintenant, avec prudence — d'une tribu ennemie.
Les hommes amis sortent des cavernes amies, marchent à la rencontre de l'étranger. Milaoh court à l'époux qu'en ce moment son coeur, dans une lumière déchirante comme l'éclair, appelle pour la première fois, sinon son amour, du moins sa vie. Elle le porte presque, le conduit dans la caverne, le couche près de l'enfant qui s'éveille. Ses lèvres aspirent le sang des blessures ; ses mains les pansent de feuilles choisies. Puis elle dit : « Dors sans crainte. La hache que tu ne peux manier aujourd'hui, je vais m'en servir. Je te défendrai une fois comme, cinq fois et cinq fois et je ne sais combien de cinq fois cinq fois, tu m'as défendue ».
L'homme a un sourire étonné et nouveau. Il laisse la vaillante prendre l'arme qui jusque-là lui semblait ce que nous appellerions le jaloux privilège et le fort symbole de sa supériorité.
Milaoh ignore les règles des combats et les ruses des naïves tactiques. Malgré les cris de son père et de ses frères, elle précède les guerriers. Bientôt on cesse de la rappeler. On croit qu'un dieu l'anime et la transporte. On la suit comme un être inspiré. Grâce à la vaillance qui émane de son ardeur, à la certitude que répand son assurance violente, on remporte la victoire. L'ennemi s'enfuit, hurlant de honte et de terreur. Mais, parmi les clameurs joyeuses, elle tombe. Par dix blessures son sang l'abandonne. Elle comprend qu'elle va mourir. D'abord c'est à elle qu'elle songe et à son avenir. « Percez la pierre — crie-t-elle — percez la pierre que vous mettrez sur moi afin que mon ombre sorte librement ». Puis elle pense, — oh ! vaguement — qu'elle a deux nourrissons au lieu d'un : elle a nourri de sa vie celle de l'enfant et celle de l'époux. Déjà dans les ombres de la mort, sa pensée trouve son symbole et son expression. Elle prend dans sa main un peu du sang qui coule de son sein transpercé. Avant de fermer ses yeux alourdis, elle le regarde et elle murmure : « Lait rouge ».