J'ai signalé pas mal de choses au billet précédent, mais il y en a encore !
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L'ami Vittorio Frigerio, dont le présent blog peut s'honorer d'héberger la reproduction d'un article consacré à Han Ryner, a publié un nouveau roman : La cathédrale sur l’océan aux éditions Prise de Parole (si ça ne dit rien au lecteur franco-françois, pas d'étonnement : lesdites éditions sont sises à Sudbury dans l'Ontario, au Canada). je vous renvoie à la présentation suivante : http://www.livres-disques.ca/media_uploads/pdf/8338.pdf
Je ne peux pas parler directement de ce livre, que je n'ai pas (encore) lu. Mais au vu de son précédent roman, Naufragé en terre ferme (Prise de Parole, 2005) et des nouvelles d'Au bout de la rue (Vents d'Ouest, 1995), je peux au moins assurer que Vittorio excelle à estomper la limite qui sépare l'étrange du quotidien, jusque ce que l'on ne puisse plus distinguer l'un de l'autre. Et il le fait de façon extrêmement subtile et délicate. Sur ce point, je serais tenté de comparer sa manière en écriture à ce qu'est le lavis ou l'aquarelle en peinture. Ajoutons à cela une grande finesse de style sur la forme, et de jolies méditations philosophiques sur le fond. Des bouquins qui méritent donc de traverser l'Atlantique pour accoster dans votre bibliothèque.
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On l'attendait depuis longtemps, la voilà : la réédition chez Cynthia 3000 d'Au pays du mufle de Laurent Tailhade, revue, augmentée et annotée par Gilles Picq. Ryner et Tailhade se détestaient cordialement, suite à la parution dans Partisans d'un article féroce quoique nuancé, que l'on pourra lire prochainement sur ce blog. Ryner écrit encore dans Ce qu'il faut dire du 6 janvier 1917 [republication CAHR n°125, pp.26-27] :
Un imbécile qui a du talent, cela se rencontre. Lisez seulement vingt lignes de notre éminent confrère M. Laurent Tailhade, et vous n'en douterez plus.
Je laisse à Ryner la responsabilité de son jugement en ce qui concerne la qualification d'imbécile. Mais j'approuve pour le talent — la réédition d'Au pays du mufle en apportera la preuve à qui voudra bien l'acquérir.
Voici la présentation de l'éditeur :
Entre 1884 et 1894, Laurent Tailhade publia, dans de jeunes revues telles que le Décadent, Lutèce ou le Mercure de France, des ballades et quatorzains s'en prenant férocement à ses contemporains, de l'homme de la rue au gendelettre. Ces poèmes aux « vers solides et de pur métal, à la fois sonore et précieux », sont, comme l'exprime Armand Silvestre dans sa préface à leur première édition en recueil, d'une « acuité d'ironie qui ne me semble jamais avoir été atteinte avant lui. »
Cette réédition d'Au pays du mufle, la première depuis 1920, contient non seulement les variantes des précédentes éditions, mais aussi plusieurs inédits, issus de revues oubliées ou de manuscrits, ainsi que quelques beaux pastiches décadents et de très curieux faux Rimbaud. Le tout est généreusement commenté par Gilles Picq, biographe de Laurent Tailhade.
Au pays du mufle, de Laurent Tailhade
Edition revue, augmentée et annotée par Gilles Picq,
ISBN : 978-2-916779-07-2
146 pages. 15 x 21 cm. 300 gr.
Gilles Picq a écrit une copieuse biographie de Tailhade : Laurent Tailhade ou de la provocation considérée comme un art de vivre, ouvrage remarquable dont on peut avoir un aperçu ici et dont on vous recommande chaudement l'acquisition. Il s'occupe aussi des Commérages de Tybalt, excellent site consacré bien évidemment à Tailhade, mais aussi aux revues et "gendelettres" de la Belle-Epoque.
Quant aux éditions Cynthia 3000, on se souviendra longtemps du bel Omajajari rendu en 2007, et on attend avec impatience la réédition annoncée du Colloque sentimental entre Emile Zola et Fagus, par Fagus. J'aime bien aussi faire un tour sur leur blog, en particulier pour y apprécier leur fort jolie C.A.P.U.T. ...
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J'ai oublié de signaler dans le précédent billet La Civilisation, ses causes, et ses remèdes d'Edward Carpenter, aux éditions du Sandre. Il s'agit en fait de deux articles : le premier donne son titre au livre, le second (nettement plus court) s'intitule Plaidoyer pour les criminels : critique de la moralité. L'édition est établie et présentée par l'ami Stéphane Beau, l'animateur universellement connu (et reconnu !) du Grognard.
La quatrième de couv' :
Edward Carpenter (1844-1929), philosophe et poète, est un éminent représentant de l’anarchisme anglais. Proche du mouvement d’inspiration anti-industrielle Arts & crafts de William Morris, il figure aussi parmi les premiers activistes homosexuels. Avec une radicalité teintée d’ironie, il pose, en substance la question suivante : si nous allons si mal, est-ce parce que la civilisation est en crise ou, au contraire, parce qu’elle se porte un peu trop bien ?
Il faudrait que je revienne sur ce bouquin, en particulier sur le premier des deux textes, qui m'a vivement intéressé. Il y a d'indéniables convergences avec le Ryner des Pacifiques. Disons qu'on classerait aujourd'hui l'article de Carpenter dans la pensée anarchoprimitiviste, mais les choses ne sont pas si simples... des points de vue très originaux, pas faciles à reformuler comme ça, au pied levé. Hé, vous voilà forcé-e-s de vous le procurer (11€ - 96p.) !
Aux éditions du Sandre, Stéphane a eu l'heur d'établir et de présenter plusieurs ouvrages de Jules de Gaultier, et un texte de Palante sur ce bovarysme théorisé par Gaultier. Hautement recommandable aussi : deux recueils d'essais de Gustav Landauer, socialiste et libertaire, membre de l'éphémère république des conseils de Bavière, et comme de juste assassiné par la soldatesque en 1919. Je relève encore les noms de Kropotkine, Edmond Haraucourt, Bloy, Hello, Barbey d'Aurevilly, une réédition annotée du Chemin de velours de Remy de Gourmont, une attirante Histoire du sein (par Damien Baldin) et aussi Les Fous littéraires de Philomneste Junior (Gustave Brunet)... l'occasion de rappeler les débuts fort prometteurs de l'I.I.R.E.F.L. (Institut International de Recherches et d’Explorations sur les Fous Littéraires, Hétéroclites, Excentriques, Irréguliers, Outsiders, Tapés, Assimilés, sans oublier tous les autres…), sa revue (Les Cahiers de l'Institut), son blog !
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L'une des singularités de Ryner est d'avoir réinvesti la figure du sage antique. A cet égard, la lecture des bouquins de Pierre Hadot est extrêmement éclairante. On commencera peut-être par La Philosophie comme manière de vivre (au Livre de poche, biblio essais), qui est un livre d'entretiens, facile à lire ; on continuera avec Qu'est-ce que la philosophie antique ? puis Le Voile d'Isis, essai sur l'histoire de l'idée de Nature (tous deux en Folio essais). C'est vraiment remarquable. Pas lu, mais ça viendra sûrement : Exercices spirituels et philosophie antique (éd. Albin Michel).
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C'est un peu moins en rapport avec Ryner, mais j'ai beaucoup aimé ces derniers temps les ouvrages suivants :
— le cycle des Contrées de Jacques Abeille, à savoir : Le Veilleur du jour (un gros roman), Les Voyages du fils (une suite de nouvelles) et les Chroniques scandaleuses de Terrèbre (des nouvelles érotiques) — les trois volumes sont splendidement illustrés. C'est réédité chez Ginkgo, dans la collection Deleatur. Deleatur était une petite maison d'édition singulière, qui a édité plein de livres très chouettes — pas mal de ceux-ci doivent être toujours disponible, il faut aller voir par là. Le premier livre du cycle des Contrées, le roman Les Jardins statuaires (un éblouissement ! — il faut absolument l'avoir lu) a été réédité en 2004, je crois, chez Joëlle Losfeld. Si vous aimez les univers oniriques, la belle écriture, l'ethnologie imaginaire, la lecture à plusieurs niveau, vous devriez aimer le cycle des Contrées — pour plus de détails, allez faire un tour par ici et par là. L'œuvre de Jacques Abeille, au-delà de ce cycle, mérite le détour (voir ici, par exemple).
— l'été dernier, je signalais Le Jardin ouvrier 1995-2003, d'Ivar Ch'vavar et camarades, chez Flammarion, anthologie de la revue du même nom. Ivar Ch'vavar est un poète singulier, qui a notamment publié une fantastique anthologie de la poésie des fous et des crétins dans le Nord de la France intitulée Cadavre grand m'a raconté : des textes de 80 auteurs, dont la plupart sont en réalité des hétéronymes de Ch'vavar ! La revue Plein Chant a consacré un numéro double (le 78/79) à Ch'vavar — allez voir aussi par ici. Cadavre grand est édité au Corridor bleu, petite maison associative dont le catalogue vaut lui aussi le détour. Outre, toujours de Ch'vavar, Hölderlin au mirador et Hon, l'être (avec Christophe Petchanaz) et les Ecrits d'Evelyne "Salope" Nourtier (l'hétéronyme le plus prolifique de Ch'vavar), on notera Aile, elle de Louis-François Delisse, un Choix de poésie amoureuse des Touregs établi par le même à partir de collectes du Père Charles de Foucauld, une réédition de L'Homme-Plante de La Mettrie, et une réflexion philosophique sur un thème qui a fort intéressé Ryner, Multiples de Daniel Parrochia. Le Corridor bleu est animé par Charles-Mézence Brizeul, dont je vous conseille le blog, Re-Pon-Nou [Attention : il a changé d'adresse, cf. le commentaire posté par Brizeul ci-desous]— il a d'ailleurs récemment publié une Dernière épopée, chez Ikko. J'aime bien aussi SILO, le blog de Lucien Suel, "poète ordinaire", l'un des "camarades" du Jardin ouvrier, dont le roman Mort d'un jardinier (La Table ronde) me tente fort.
— Ursula Le Guin est très connue pour le cycle de Terremer (fantasy) et celui de l'Ekoumène (SF remarquable, à tendance éthnofictive). Quel bibliomane de culture libertaire n'a pas lu Les Dépossédés, cette "utopie ambigue" selon les mots mêmes de l'auteure ? Mais on aurait grand tort de négliger des ouvrages moins célèbres, et là je pense en particulier à La Vallée de l'éternel retour (Actes Sud). Aimez-vous les témoignages ethnologiques, comme Soleil hopi de Don C. Talayesva (Plon, dans la super collection Terre Humaine) ? Si ce n'est pas le cas, ce bouquin de Le Guin ne vous plaira sans doute pas. Il y a bien des éléments de SF : on pourrait classer l'ouvrage dans le genre post-apocalyptique, puisque tout semble se passer dans un futur indéterminé, dans une Californie à moitié ennoyée par les eaux ; une intelligence cybernétique en réseau, libérée de la commande humaine, mais qui ne lui semble pas hostile, poursuit depuis la Terre l'exploration de l'espace. Mais... mais les humains que l'on nous décrit, le peuple des Kesh, qui vivent dans l'une de vallées de cette Californie qui n'en est plus une, sont plus proches des populations amérindiennes d'avant Colomb que des joyeux drilles qui peuplent actuellement la Silicon Valley ! Le livre n'est pas un roman, c'est un ensemble de textes variés : des récits, des pièces de théâtre, des poèmes écrits ou recueillis auprès des habitants de la vallée, et des descriptions de rites, des études sur tel ou tel aspect de la société des Kesh... Le tout (plus de 600 p.) dessine bien une utopie, moins idéale que celles d'Anarès dans Les Dépossédés, mais aussi et paradoxalement moins ambigue. Peut-être quelque chose comme la société que Carpenter appelait de ses vœux...
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Je veux bien croire que la chair, dans certaines circonstances, puisse être triste — mais qui a bien pu lire tous les livres ?