Dans une note de la seconde édition du Crime d'obéir (L'Idée Libre, 1925), Ryner se défend d'avoir écrit un "livre à clef". Certes, l'intrigue est totalement fictive, et des personnages comme Pierre Daspres et Camille Ramel (voir plus bas) sont manifestement complètement inventés. On peut cependant considérer que les descriptions de certains cercles littéraires qu'on y trouve valent comme caricatures documentées de milieux existants. A savoir : le Félibrige de Paris (le Paris-Félibre du roman), et certain salon littéraire d'un bas-bleu, nommée O. Le Tigre dans le livre, dont il a été brièvement question ici — mais je réserve l'identification de cette personne à un prochain billet (hé, on a tous ses coquetteries !). Les deux groupes étaient effectivement fréquentés par Henri Ner dans les années 1890, peut-être pas forcément en même temps. Notons que si le roman ne fut édité qu'en 1900 (parution en feuilleton dans La Plume l'année précédente), son écriture fut commencée dès 1895.
La plupart des personnages du roman évoluant dans ces milieux ont donc des modèles réels. Parmi eux se trouve le poète Emile Bonnier, dont Ryner avoue — toujours dans la fameuse note de la seconde édition — qu'il "ressemble beaucoup à [son] ami Emile Boissier" (1). Voilà donc une bonne occasion de découvrir ce Boissier sous un jour plus familier. C'est pourquoi du Crime d'obéir, je publie le chapitre VI et le chapitre XI.
On verra notamment que Boissier, esprit mystique et poète de l'Idéal le plus pur, savait être dans la vie adepte de la franche rigolade — ce qui ne l'empêcha pas de mourir neurasthénique, mais nous savons bien aujourd'hui que "le rire est le politesse du désespoir". Cet aspect de la personnalité de Boissier est confirmé par André Perraud-Charmantier (dans Emile Boissier, poète nantais (1870-1905), Librairie ancienne et moderne L. Durance, 1923), qui convoque pour l'occasion le célèbre Bibi la Purée, "ancien vicaire authentique, tombé saute-ruisseau et cireur de bottes" emmi la faune du Quartier Latin (2) :
A l'ami Boissier, notre joyeux chansonnier
Qui par de bonnes blagues sait nous égayer
Poursuit ta carrièr [sic] et tu est [sic] sûr d'arriver,
Les pensées du véritable Murger Bohème.
Le 18 Juin 1893
Salis Louis XI
dit Bibi la Purée
A propos de la monographie de Perraud-Charmantier, on peut préciser que l'auteur s'est clairement servi du roman de Ryner, parfois un peu trop, ou du moins sans discernement : ainsi il attribue à Boissier la fréquentation du "Paris-Félibre" (je cite), alors que ladite association n'existait pas ailleurs que dans le bouquin de Ryner. Il va même jusqu'à préciser en note que le "Paris-Félibre tenait ses réunions au 1er étage du café Jean-Jacques Rousseau"... Or, si la chose est exacte pour ce qui est du roman, dans la réalité le Félibrige de Paris se réunissait au café Voltaire !
Il faut donc être vigilant, mais je crois que l'essentiel de ce que Ryner écrit pour Emile Bonnier reste valable pour Emile Boissier. Tout juste oserais-je avancer que parmi les facéties attribuées au seul Bonnier, certaines pourraient se rapporter sans doute aussi bien à Henri Ner.
Pour l'intelligence du texte, quelques indications supplémentaires :
• le chapitre VI fait suite au récit d'une réunion du Paris-Félibre ;
• Pierre Daspres est le héros du roman : jeune bachelier pauvre fraîchement monté à Paris pour faire son droit, il se transformera progressivement en individualiste intransigeant, réfractaire total à l'ordre social ;
• O. Le Tigre est le nom de plume de Mlle Jeanne Erlès, caricature du bas-bleu fin-de-siècle qui se veut en toute circonstance "perverse" (cf. ici) ;
• Georges Toser est un plumitif arriviste, il sert de cicerone à Daspres depuis que ce dernier est à Paris ;
• Mme Ramel et sa fille Camille ont été présentées à Daspres au Paris-Félibre, dont on verra à quel point les caractères sont différents ; Camille jouera un grand rôle dans l'évolution de Daspres et deviendra sa compagne ;
• Bernard Fauvel est une sorte d'alter-Ryner, déniaisé des conventions et des convenances sociales, qui continue cependant à fréquenter les groupes par recherche d'observations et amour du combat.
Notes :
(1) Sur ce poète très oublié, je vous invite à lire sur ce blog l'étude que lui consacre Ryner dans Prostitués (1904), et sur les Fééries Intérieures le billet de SPiRitus, spécialiste de Saint-Pol-Roux.
(2) Sur Bibi la Purée, on aura profit à consulter ce billet de l'éclectique et chimérique Cabinet de curiosités d'Eric Poindron.
par Han Ryner
Il y avait dans l'appartement d'O. Le Tigre deux pièces connues : le salon et la chambre à coucher. En se serrant, on pouvait tenir une douzaine dans le salon. Quand on était plus nombreux, une colonie envahissait la chambre. Les « exilés », comme les désignait galamment Brun-Servile, s'asseyaient, dans l'obscurité, autour d'un lourd guéridon qui, sous des mains d'imbéciles et de farceurs, proclamait des choses bizarres ou ineptes. Même sans l'excuse de l'entassement trop grand, on allait parfois, sur le désir d'une dame ou pour étonner et effrayer un nouveau venu, faire parler les esprits.
On rencontrait chez Mlle Erlès quelques dames qu'elle avait connues à Bordeaux et qui s'ennuyaient à Paris ; deux ou trois peintres ; un sculpteur barbu ; un employé de muséum en redingote correcte ; quelques félibres auxquels il ne suffisait pas, les malheureux ! de se voir une fois par semaine; et surtout de jeunes poètes qui venaient dire leurs vers et faire semblant d'écouter ceux des camarades.
Camille Ramel faisait entrer ces êtres divers dans les trois cases d'une classification. Les « fidèles » venaient depuis longtemps et régulièrement. Ils étaient en petit nombre : Toser ; les poètes Brun-Servile et Paulin Giglé ; le peintre Jouviol, beau comme un Apollon trop grand mais plus inepte que Georges lui-même ; madame Briger, longue blonde sèche qui louchait effroyablement et adorait les conversations grossières ; enfin madame Ramel et Camille elle-même.
« La population flottante » était parfois très nombreuse. Elle se composait d'irréguliers qui venaient depuis longtemps mais rarement. Plusieurs étaient d'anciens « fidèles » refroidis peu à peu ou écartés par un caprice d'O. Le Tigre, rappelés par un autre caprice, mais restés méfiants et hésitants.
Bernard Fauvel, par exemple, n'avait pas le courage d'abandonner tout à fait ce milieu fertile en observations, mais il espaçait ses visites : il venait presque toutes les fois que Tigre lui avait reproché ses longues absences, soit verbalement au Paris-Félibre, soit par quelques mots griffonnés sur une carte le jeudi matin.
Émile Bonnier, le poète des rythmes caressants et des images lointaines, arrivait souvent, mais tard, après minuit, au sortir des soirées du café Procope. Grand, l'air grave et calme, un peu solennel, il dirigeait les fumisteries spirites, ce qui l'avait fait surnommer le « Mage ». II récitait avec un enthousiasme égal les beaux vers de son Chemin de l'Irréel, inédit à cette époque, ou des pages de Baudelaire, de Gérard de Nerval, de Rimbaud. Parfois, — car ce Breton candide est capable de blagues à demi conscientes, — il imposait comme un chef-d'œuvre une prose musicale et vide de Stéphane Mallarmé. Vers quatre heures du matin, sur la demande réitérée de madame Briger, il arrivait au poète idéaliste de chanter quelques couplets grossiers et macabres :
C'est nous les fœtus, les pauvres fœtus,
Les petits avortés qu'on fout dans l'eau de-vie ;
C'est nous les fœtus, les pauvres fœtus,
Tout ratatinés de la tête à l'anus.
La troisième classe que distinguait Camille était celle des novices. Ils venaient depuis peu ; chacun d'eux, selon ses goûts el l'abondance ou la pauvreté de ses relations, était destiné à disparaître bientôt choqué par la vulgarité du lieu, à se ranger parmi les fidèles, ou à se perdre dans le grouillement de la population flottante.
Le sergent recruteur de la bande hétéroclite était Toser. Il avait promis à O. Le Tigre de lui faire un salon littéraire. Sur les moyens, ils étaient d'accord ; on invitait toutes les personnes rencontrées. Les seules conditions étaient de ne point porter le trop large chapeau des forts de la halle et de savoir vaguement le nom de Baudelaire. Dans les premiers temps, ils s'étaient demandé s'il ne serait pas bon de faire appel aux « jeunes » par une petite annonce dans le Journal ou dans le Figaro : par malheur, le bas-bleu, trop récemment arrivé de Bordeaux, avait encore quelque crainte du ridicule. « Et puis, il viendrait trop de monde à la fois : je ne suis pas assez grandement logée. » Plus tard, la pêche à la ligne suffisant aux besoins de la consommation, on avait négligé ce coup de filet.
Et pourtant elle était effrayante, la consommation. Les fantaisies désobligeantes de la bossue, les désenchantements qui suivaient de près ses prompts enthousiasmes, les mots méchants ou bêtes dont elle frappait au hasard auraient bientôt fait le vide chez elle, si chaque jeudi n'eût amené au moins un nouveau. Parfois ses maladresses ou ses mouvements d'humeur écartaient quelqu'un qui paraissait pouvoir être utile. C'était alors avec Toser de grandes disputes à la suite desquelles elle écrivait, pour ramener le boudeur, des lettres singulièrement raccrocheuses et compromettantes. Généralement elle réussissait à le faire rentrer dans la population flottante. S'il avait le malheur de redevenir un fidèle, elle ne tardait pas à le croire tout à fait reconquis, capable de tout supporter et, pour se payer des platitudes trop grandes dépensées à le reprendre, elle le blessait plus gravement.
Ce n'est pas pour le plaisir de causer que Le Tigre tenait un salon : elle avait la haine de l'esprit des autres, quand elle le comprenait ; et, malgré ses méchancetés gauches, ce qu'elle disait n'était pas toujours intéressant, même pour elle. La pauvre enfant acceptait une corvée « pour se faire connaître » comme elle disait dans ses jours de simplicité relative, « dans l'intérêt de sa gloire » comme elle osait parfois penser tout haut. Toser lui affirmait si souvent qu'un salon est la meilleure des réclames...
Son salon donnait d'ailleurs de vrais commencements de joie à la triste bossue. Ses grands traits réguliers, son teint chaud, sa bouche violente, ses yeux de caresse et de promesse recevaient plus de compliments que sa malheureuse prose trébuchante, essoufflée et incorrecte. Les éloges, parfois, s'enhardissaient, descendaient, s'enroulaient à la beauté devinée des cuisses et des jambes.
Les madrigaux n'étaient pas toujours seuls à s'enhardir. Souvent, dans les fins de soirée, quand il ne restait plus que les intimes, un jeune homme, avec des gestes de comédie qui permettaient de s'oublier en des rires censés irrésistibles, avec des mots exagérés qui rendraient ridicule une protestation sérieuse, s'agenouillait devant O. Le Tigre. Bonne fille, elle comprenait la plaisanterie, acceptait son rôle dans la farce, répondait par des roucoulements burlesques aux déclarations emphatiques, ne s'apercevait pas que des doigts polissonnaient sur l'étoffe de sa robe ou même sur le fil de ses bas. Elle se pâmait à demie, presque heureuse, obligée à des efforts pour continuer les cris de colombe émue qui, dans sa pensée, « sauvegardaient sa dignité ».
Dans ses paroles, et dans ses contes, et dans son roman, elle affirmait un grand mépris de l'homme et de l'amour. Et, en effet, malgré les répugnantes insinuations de Toser et de deux ou trois autres, elle n'avait point d'amant. Elle sentait trop quelle désillusion elle ferait éprouver dans l'intimité, la pauvre infirme ! Il lui restait assez de raison pour redouter les bras qui enlacent ardemment, et qui font effort pour ne pas s'éloigner découragés. Elle tremblait de douleur et de rage à l'idée du dégoût qui se produirait, inévitable, chez l'homme le plus épris. Elle ne se donnait pas parce qu'elle aurait trop souffert de n'être pas reprise. Malgré le charme réel de son visage, elle sentait aussi que les adorateurs en voulaient surtout à sa fortune. Les jours de moindre sagesse, elle se cuirassait en lisant, dans des livres de médecine, des descriptions de délivrances douloureuses ou fatales. Elle se disait combien sa mauvaise conformation multiplierait souffrances et risques. La concupiscence était exorcisée par la crainte de cet enfer.
Mais ses grandes joies étaient de marcher au bord de l'abîme, de ne se rejeter en arrière qu'au commencement du vertige. Elle avouait que son esprit s'amusait beaucoup aux comédies de l'amour. Le « flirt », disait-elle, donnait des plaisirs à sa vanité. Il lui arrivait même de se procurer, très complète, la sensation âpre et douce du péril. Elle invitait un des plus amoureux parmi ces jeunes gens à venir chez elle en dehors du jeudi. Dans le tête-à-tête, elle l'excitait de son mieux, se laissait embrasser, rendait les baisers, s'abandonnait presque. Quand l'audace qu'elle avait créée et fait grandir devenait vraiment dangereuse, elle se dégageait, courait à sa chambre, poussait le verrou. Ignorante de l'art des nuances, tout émue encore d'une joie physique incomplète, toute tremblante d'une terreur, par le trou de la serrure elle criait des injures à l'amoureux étonné. Lui s'irritait, déclarait qu'il ne reviendrait jamais. Si, attiré par le mystère de l'obstacle inattendu ou par l'espoir de le surmonter en un prochain assaut, il reparaissait le jeudi suivant, Le Tigre triomphait insolemment.
Les scènes de ce genre étaient d'ailleurs assez rares. Toser, qui voulait épouser cette fortune, veillait de près. S'apercevait-il que quelqu'un plaisait particulièrement à la jeune fille, aussitôt il lui racontait combien ce quelqu'un était inepte et hostile. Ce quelqu'un n'avait-il pas eu l'audace de déclarer mauvaise la merveilleuse écriture d'O. Le Tigre... Celui-là était perdu dans l'esprit du bas-bleu : la jeune fille ne lui sourirait plus ; elle ne lui consacrerait sûrement pas un de ces tête-à-tête excitants et décevants. Celui-là n'aurait jamais l'occasion de lui crier, comme le peintre Jouviol, ces mots dont elle fut très fière :
— Sale allumeuse... Heureusement qu'aujourd'hui j'ai cent sous pour me payer une putain moins rosse que toi !
Quand Daspres arriva avec Toser, il n'y avait encore chez Le Tigre que les dames Ramel et le jeune poète Paulin Giglé. Giglé causait avec madame Ramel. Toser se précipita sur O. Le Tigre, la confisqua « pour une grave communication ». Daspres fut donc forcé de s'asseoir auprès de Camille, malgré sa répugnance pour cette forte personne railleuse. Leur conversation était plutôt morne. Pierre n'osait rien dire, et Mlle Ramel ne daignait guère lui parler : elle le supposait tout à fait quelconque, trop jeune pour être intéressant. Heureusement, Bernard Fauvel et Émile Bonnier arrivèrent bientôt ensemble. Dans un sourire, elle dit à demi-voix :
— Tous les deux ! Nous sommes gâtés, ce soir.
Et s'adressant à son voisin :
— Ceux-là ont du talent et ne posent pas trop.
Son mouvement pour leur tendre la main eut quelque chose d'accueillant et d'amical.
— Vous ne vous moquez donc pas de tout le monde ? dit Daspres étonné.
Elle vit dans ces paroles une malice injuste qui n'y était sûrement pas. Elle répondit, presque méprisante :
— Vous observez déjà, monsieur ? Si jeune...
Elle reprit avec une ironie moins âpre :
— Pardon, vous observez encore. Après cinq ou six jours de Paris !...
Pierre, tout rouge, se sentait soulevé par un désir de se sauver loin de la méchante. Pourtant il resta, immobile, proie paralysée par le premier coup.
D'autres arrivèrent. Toser délivra Daspres, l'appela pour présenter au peintre Jouviol, son ami « le cordonnier bachelier ». Pierre s'attarda dans un coin avec celui que Camille appelait la « brute splendide ». Il approuvait, sans trop les écouter, les paroles ineptes du peintre. Il aurait voulu, maintenant, entendre la conversation de Camille et de Fauvel. « Ce qu'ils doivent blaguer tout le monde. C'est peut-être de moi qu'elle rit en ce moment. » Il admettait que Bernard par son talent, par ses oeuvres, avait gagné le droit de railler les imbéciles. « Mais ce dragon en jupons, en quoi est-il supérieur à ceux dont il se moque, et ne mérite-t-il pas d'être bafoué ? » Il se surprenait à préparer des répliques dures et spirituelles pour le cas où la « géante » lui dirait ceci, pour le cas où elle lui dirait cela.
— Camille, implore Tigre, voulez-vous m'aider à offrir le thé à ces messieurs ?
Daspres sent la sueur couler de son front quand la jeune fille vient à lui, lui présente une tasse, lui demande s'il veut de la crème.
Il répond tout ému :
— Comme vous voudrez, mademoiselle.
Elle a fini de servir le thé. Pierre s'effare de la voir revenir vers lui. Elle dit à Jouviol :
— Vous permettez que je vous enlève M. Daspres ?
Elle emmène l'enfant tremblant.
— Faites semblant de causer avec moi, lui recommande-t-elle. Ne laissez pas voir votre trouble. Si Le Tigre s'aperçoit que vous l'aimez, elle jouera de vous et vous souffrirez trop pour votre âge.
Il proteste :
— Moi ? Je n'aime personne.
— Je vous assure que si. Vous ne le savez pas encore nettement. Vous comprendrez dès que vous serez seul.
Il s'irrite contre la curieuse, contre la hardie. C'est elle, sans doute, qui veut se moquer de lui.
O. Le Tigre est allée chercher les épreuves de son roman, Perverse, pour en lire un fragment. On se range comme on peut dans la pièce trop étroite, sur les sièges trop rares. Bonnier et Fauvel restent debout, appuyés au piano. Jouviol, sur le tabouret tournant, dessine des quarts de cercle de droite à gauehe, de gauche à droite. Sous le Bouddha qui orne un bout de la cheminée, Toser, accroupi sur un petit banc, les mains aux genoux, se dandine d'un mouvement lent : il semble une parodie immonde du dieu exotique. A l'autre extrémité de la cheminée faisant pendant à ces deux expressions du calme endormant, Clémence Isaure, des papiers à la main, se redresse en une pose inspirée que le bas-bleu imite inconsciemment, et caricature.
Madame Ramel vient auprès de sa fille. Toute sourire, elle demande à Pierre :
— Cette méchante gamine vous a-t-elle beaucoup taquiné ?
Immédiatement il se sent à son aise. Il s'affirme que la libératrice est charmante. Il la regarde, regarde Camille, trouve la mère bien mieux, plus jolie, de traits plus fins. La comparaison se formule en lui : « On dirait d'un enfant gentil, tandis que la fille ressemble à un homme désagréable ».
O. Le Tigre lit avec une emphase grande et des gestes multipliés de ses longs bras simiesques. Le passage choisi est un éloge du « flirt ». Elle dit les joies des marivaudages d'abord, puis les plaisirs des frôlements timides ; elle vante les baisers reçus et rendus, et les rencontres des mains, et les audaces des doigts virils, et les délices des chatouillements.
Sa prose peu évocatrice évoque pourtant ici des souvenir familiers. On échange des regards, des sourires. A peine le bas-bleu a-t-il fini que les exclamations de Toser se précipitent :
— C'est admirable, c'est merveilleux, c'est inouï... Stupéfiante, cette science du cœur humain chez une si jeune fille ! Et quels mots voluptueusement mariés en phrases caressantes !
Mais Camille, malicieuse :
— Ça n'est pas mal, en effet, seulement il y a quelque chose qui m'étonne.
— Quoi donc, s'il vous plaît ? demande Tigre en une attitude hostile, déjà prête à défendre « son enfant ».
Camille réplique :
— Je ne suis forte ni en français, ni en anglais. Mais il me semble bien que ce n'est pas le flirt que vous avez décrit.
— Qu'est-ce que c'est alors ? réclame le bas-bleu en une hargne grandissante.
Camille sourit :
— Je n'ai pas assez la science du cœur humain et des mots qui l'expriment pour vous répondre. Mais, n'est-ce pas, monsieur Fauvel, que le flirt ne va pas tout à fait aussi loin ? Comment appelleriez-vous donc ces frôlements, ces attouchements, ces chatouillements que notre amie décrit si voluptueusement ?
— Entre hommes, répond Fauvel d'un air nonchalant, nous appelons ça le pelotage.
La conversation se divisa. Par instinct de coquette, O. Le Tigre était allée vers Bernard. Elle lui adressait des compliments et des sourires, s'efforçait à son impossible conquête. Un groupe s'était formé autour d'eux. D'autres écoutaient le poète Paulin Giglé expliquer la recette des cigarettes au géranium : « Vous prenez un paquet de tabac très fin, du Richmond de préférence. Vous versez dessus un flacon d'extrait de géranium et vous laissez sécher à l'ombre pendant trois jours. C'est cher pour la bourse, mais c'est exquis. »
Daspres causait avec les dames Ramel. Déjà les minauderies caressantes de la mère ne lui cachaient plus qu'à moitié le vide de cette pauvre nature. Les brusques franchises de Camille le blessaient toujours parce qu'elles heurtaient son idéal conventionnel de la femme. Il songeait : « Quel dommage qu'elle ne soit pas un homme. Je l'admirerais et l'aimerais autant que Fauvel. »
Toser se rapproche d'eux.
— Très intéressant, ce Giglé, affirme-t-il. Ses raffinements et ses paradoxes me troublent plus que les brutalités de Fauvel. C'est un véritable artiste.
— Si vous étiez femme, remarque Camille, vous aimeriez la joliesse des garçons coiffeurs.
Toser battit en retraite avec un compliment quelconque. Camille et Pierre parlèrent du paradoxe. Ils s'accordaient à le trouver banal comme toute originalité artificielle. Camille formula son opinion :
— On doit penser par soi-même, sans jamais se préoccuper de savoir si on pense comme le voisin ou autrement.
Daspres refusait d'aller aussi loin :
— J'aime mieux me rencontrer avec les autres, c'est une marque de vérité.
— Monsieur a raison, approuva la vieille minaudière. On doit toujours parler et faire comme tout le monde.
Dans le jeune esprit de Pierre des idées contraires luttaient chaotiquement. Sans s'apercevoir que son malaise contredisait sa théorie, il s'inquiéta d'être d'accord avec un esprit méprisable : il devait être bien banal pour plaire à celle-là ! Il chercha donc à son sentiment des raisons qui pussent paraître profondes.
— L'homme, déclara-t-il, est sociable. Toute communauté de vues est productrice de joies.
Mais Camille réfuta :
— La partie sociable de l'homme, c'est le cœur. L'esprit est un animal farouche et solitaire. Penser d'après un autre, ce n'est plus penser ; et je refuse de prendre les échos pour des voix.
— Pédante ! s'écria la mère, une jeune fille n'a pas le droit de parler si bien sur des choses si difficiles.
Camille sourit, vaillante :
— Dans ce cas, je refuse d'être une jeune fille. Quand je parle, c'est pour dire ce que je pense même au risque de paraître prétentieuse.
— Une femme, minauda et roucoula Mme Ramel, doit parler pour faire plaisir. Elle approuve ou elle soulève de ces objections faciles qui excitent au lieu de rebuter. Tu feras une mauvaise maîtresse de maison, mon enfant ; tu n'as pas le moins du monde l'art de la conversation.
Pierre vit avec peine la jeune fille hausser les épaules aux conseils de sa mère. Celle-ci continuait :
— Tu penses comme un homme : ça n'est pas gracieux. Et tu es méchante par-dessus le marché. Sais-tu ce que me disait tout à l'heure M. Giglé, qui a beaucoup d'esprit, que tu le veuilles ou non ? Il me disait : « Vous, madame, quand votre sourire aimable découvre vos dents, on admire leur beauté. Il me serait impossible, au contraire, de dire si les dents de Mlle Camille sont belles : quand on les aperçoit on est trop préoccupé de se demander qui elle va mordre. »
Mme Ramel riait, montrait la blancheur de son ratelier perfectionné.
Elle concluait :
— Il ne faut pas qu'on s'intéresse trop à ce que nous disons. On oublie alors qu'on est devant une femme et on ne voit plus qu'elle est jolie. Il faut laisser les prétentions intellectuelles aux laides et aux bossues.
Elle se tait, peut-être parce qu'elle a fini son copieux sermon, peut-être seulement parce que le poète Brun-Servile réclame le silence et commence à réciter un sonnet.
Il vante la maison hospitalière oit il se trouve, décerne « la palme du talent » à O. Le Tigre, met dans la main de Mme Ramel « la pomme de beauté », fait porter fièrement par Camille « le sceptre de l'esprit ». Il termine par ce vers à double détente :
Elle parle aussi bien qu'un livre d'O. Le Tigre.
— Quel charmant garçon ! gazouille Mme Ramel.
Elle va vers lui pour le féliciter et le remercier. Cependant la bossue, avec un geste convaincu de ses longs bras, proclame :
— Quand même je n'y serais pas intéressée, je déclarerais ce sonnet un pur chef-d'œuvre.
— C'est un bijou, c'est un joyau ! susurre Mme Ramel.
Mais Brun-Servile a aperçu une moue de Mme Briger. Il s'arrache aux compliments qui s'accrochent à lui, se précipite vers la grande blonde aux yeux loucheurs :
— Madame, lui dit-il, je ne vous ai pas nommée parce que je me propose de ciseler tout un quatorzain à votre los et gloire.
Elle sourit et, dans le langage grossier qu'elle affectionne, surtout quand elle parle pour un seul :
— Vous avez raison, je n'aime pas le partage et je vaux bien le coup.
C'est à Giglé de dire des vers : assemblés en une syntaxe sinueuse et lente comme son geste, des mots bizarres nous enseignent que
Le paradoxe vert du ciel qui n'est plus bleu
Allicie à ascendre au vert des décadences
En nous démémorant le bleu bleu des enfances.
— Quelle finesse! applaudit Mme Ramel.
— L'adorable perversité, murmure Tigre, les yeux mi-clos.
Toser, sans ironie voulue, vante « la simplicité puissante » du morceau. Il continue :
— Ah ! la simplicité. Il n'y a que cela de beau. Je le dis sous une forme que je crois définitive, impérissable, dans l'Art poétique qui couronnera mon Palais des Songes.
Et nous nous efforcerons d'être clairs,
Voulant être compris même par les enfants.
Et Toser profita de l'occasion pour déclamer, en grand nombre, de ces vers de clarté. Tantôt il nous montrait une jeune fille laide qui, pour aller à la messe, traversait un grand verger. Il y avait des pommiers, des orangers, des grenadiers, des oliviers ; et tous ces arbres étaient si chargés que, d'après le poète étourdi,
On n'y voyait que des olives vertes.
La jeune fille comprenait la poésie de ces choses et que les regarder est la meilleure prière. Elle manquait la messe. Elle en était vite récompensée : le miroir d'un lac voisin lui renvoyait son image, belle maintenant, belle de poésie et d'intelligence.
Ailleurs, c'était une histoire de farandole où l'on voyait
Et les gamins et les fillettes
Courir en tenant leurs brayettes.
Enfin, dans une nuit sans lune et sans étoiles, un gueux très laid causait avec le poète. Il félicitait la nuit équitable de cacher ce qui est difforme et de rendre tous les êtres égaux en beauté. Toutefois il allait à Rome se plaindre au Saint-Père de devoir coucher sur le chemin rugueux et, sans se laisser éblouir aux magnificences de ses habits, lui rappeler
Que Jésus dans une étable
De Marie est né tout nu.
Giglé interrompait par des gloussements d'admiration.
— Sentez-vous quelle beauté paradoxale revêt à la fois ce petit Jésus et la simplicité merveilleuse des vers de Toser ?
Minuit sonne. Quelques-uns se retirent.
Mes amis, dit Le Tigre, nous ferons du spiritisme la prochaine fois. Le bon poète Emile Bonnier, qui vient de terminer son Chemin de l'Irréel, veut bien nous donner la primeur de ce poème (*)
Toser se lève, prétextant un article pressé à écrire avant le jour. Il demande à Daspres :
— Viens-tu ?
Mais Camille à demi-voix :
— Restez. Vous avez entendu assez de vers idiots ; écoutez donc le seul poète qui vienne ici.
Toser se retourne, voit l'hésitation de Pierre et que Camille a l'air de le retenir :
— Reste, mon vieux, reste. Tu as la chance rare de plaire à Mlle Ramel. Dépêche-toi d'en profiter.
Daspres se rappela toujours cette délicieuse fin de soirée. Le poète dit, en quelques mots simples et souriants, le sujet de son livre. Puis il se mit à réciter, doux, candide. Peu à peu il se grisait de ses rythmes et de ses évocations : sa voix se solennisait ou s'enthousiasmait ; elle donnait des ailes aux beaux vers qui tantôt s'élançaient en vol tourbillonnant, tantôt planaient d'une noblesse souveraine, le plus souvent glissaient, tels des cygnes harmonieux. Pierre, ivre de veille inaccoutumée, bercé par le chant des vers, entrait en un songe heureux, les voyait réellement ces oiseaux impalpables aux couleurs d'aurore, aux couleurs de brume, aux couleurs de nuit, aux nuances d'arc-en-ciel. Des visions peuplaient pour lui le salon transformé à chaque instant en décor de vague féerie. Les douces violences des fantômes élargissaient la pièce étroite jusqu'à lui faire contenir l'infini de la nature et du rêve ; leurs gestes d'harmonie supprimaient sans bruit le plafond bas, mettaient sur les têtes la beauté sereine du ciel, la splendeur horrible des orages ou l'agitation bruissante de la forêt. Et des brises passaient en caresses où des touffeurs pesaient asphyxiantes.
Il n'assistait pas seulement à un spectacle merveilleux : il traversait aussi des émotions diverses et profondes. Désolé, comme le poète, par l'agonie du jour et par l'abandon de je ne sais quelle joie, il le suivait
Dans sa chambre déserte où survit le Passé.
Bientôt la Nuit victorieuse s'apaise et, avec une voix de charme, console le poète et Pierre. Daspres sent, à la douceur calmante des mots, s'endormir une douleur inconnue.
Je suis la reine au profil sombre ;
Je verse le sommeil bienfaisant aux humains,
Sur la ville qui dort j'étends mes ailes d'ombre
Et je ferme les yeux sans nombre
Sous le repos béni de mes célestes mains.
A ceux qui souffrent, elle envoie son messager, le Songe
Dont les pâles regards sont des lys inéclos.
Autour de cet enfant de dix-huit ans, tout le réel, en effet, se transforme en songes de bonheur entre lesquels il hésite.
Des yeux de velours d'O. Le Tigre, il flotte au sourire lumineux de Mme Ramel, au regard franc et assuré de Camille. Il sent en son coeur les trouble d'une éclosion. Une question l'inquiète, informulée encore : « Laquelle est-ce que je vais aimer ? »
Cependant le discours de la Nuit continue, de plus en plus prometteur d'apaisements et de joies :
La vierge apprend de moi les mots les plus troublants,
Je console son infortune :
C'est par moi que fleurit l'ivresse de ses flancs
Et mes doigts caresseurs entr'ouvrent les lits blancs
Aux rayons bleus du clair de lune.
Simultanés, des rêves hallucinent Pierre. Il se voit lui-même dans les trois cadres d'un triptyque. A droite, les yeux profonds et la bouche violente de Tigre l'invitent à des perversités. A gauche, le sourire minaudier des lèvres et du regard de Mme Ramel l'appelle : « Viens à moi ! Je suis tout ce qu'il y a de bon dans la vie : je suis le plaisir simple et qui se répète, toujours pareil à lui-même. Plonge-toi dans ma grâce illusoire, mais dont l'illusion à chaque instant recommencée vaut une vérité éternelle. » Au centre, plus précis que dans les deux autres divisions, il se voit entouré d'une caresse et d'un soutien par les bras solides de Camille. Et elle lui dit, tranquille et forte : « Tu m'aimes et je t'aimerai. Ne va pas aux erreurs, méprise le mensonge du plaisir et le mensonge plus décevant de la perversité. »
Vers toutes sortes de buts vagues, des puissances de vie le soulèvent ; car, par la voix du poète, toujours la Nuit
Clamait vers l'infini l'ivresse de renaître.
Mais voici que se tait la Nuit, cette entremetteuse. Le poète est sorti. Il marche vaillamment ; ses fermes et chastes paroles dispersent le vol des promesses qui rendent lâche :
De nos vains préjugés répudiant l'approche,
Joyeux de devenir pour tous un étranger,
Tu resteras pensif sur la plus haute roche.
Où est-elle, la plus haute roche ? s'inquiète Daspres. Où est l'idée assez noble pour valoir qu'on s'isole ? Existe-t-elle seulement ? Le poète semble deviner son angoisse. Il lui répond :
Sache bannir le doute et ses conseils funèbres
Et réchauffe ton Ame au soleil de la Foi.
Pierre comprend et espère. Il est dans la période de crise et d'hésitation. Mais les nuits ne sont pas éternelles et demain le soleil se lèvera. Quel sera ce soleil ? Quelle foi nouvelle et virile l'arrachera à l'écrasement du doute, l'aidera à surgir à l'air libre au-dessus des croyances effondrées de son enfance? Son aspiration est double. Son esprit appelle une idée qui refasse son unité dispersée par l'étude des philosophes. Son cœur veut un amour. Il se replie sur lui-même en une méditation de douleur et d'espérance, tout entier au désir des deux choses qui lui manquent. Il entend, seulement comme une musique exquise mais dont le sens n'arrive plus à lui, les paroles caresseuses dela Volupté dressée, obstacle de joie, devant les pas du poète.
Mais le poète a écarté la seconde vision rencontrée au chemin des chimères. Il continue sa marche vers l'Idéal. Une troisième courtisane se lève devant lui, essaye les paroles lentes qui entourent peu à peu d'un filet indénouable. C'est la Mort, « la fiancée aux yeux calmes » dont le baiser donne les définitifs oublis. O. Le Tigre semble émue de son éloquence berceuse ; elle approuve par des hochements de tète persuadés :
Je suis Celle qui vient à l'heure solennelle,
La grande soeur clémente au geste de pardon.
Le Bouddha, au visage de paix, aux mains de bénédiction éternelle, semble heureux aussi des louanges que se donne la Princesse du Néant ou du Mystère :
Je suis la bonne mère
Qui berce dans ses bras ses enfants endormis.
Un languissant parfum voltige sur ma bouche
Où tremble le baiser
Et j'offre à ton désir de partager ma couche
Où ta soif d'Infini pourra se reposer.
Pierre s'attriste maintenant. Il songe que toute idée a des limites qui l'anéantissent ; que toute lumière est entourée, annihilée par l'infini des ténèbres. Combien de nuits interplanétaires nient le soleil ! Chaque pensée est fausse de la vérité de toutes les autres pensées, de la réalité aussi de tout ce qui reste inconscient. Et l'amour ne trompe pas moins que la pensée ou que le plaisir. Il le sent bien, lui qui fut entraîné tout à l'heure vers trois femmes à la fois. L'effort d'aimer ou de penser restera toujours vain : toujours l'unité, sans laquelle il n'est ni amour, ni pensée, tuera la multiplicité qui est la vie ou sera tuée par elle. Pourquoi s'attarder à un rêve humain ? pourquoi ne pas rendre ses éléments à la nature en lui disant : « J'ignore l'œuvre que tu voulus de moi. Reprends les matériaux dont tu me formas, et emploie-les suivant ton nouveau caprice. »
Mais la voix du poète chasse les pensées d'abandon. Il répond, très brave, à la Mort :
Je veux vivre.
Car celui qui renonce avant d'avoir souffert,
Celui qui ne va pas vers l'Idéal offert,
Abdique lâchement...
Et il conclut, glorieux d'espérance :
Vois, le Passé n'est plus et voici les Demains
Qui sacreront en moi l'apôtre de l'Idée.
Les vaillances de Daspres se relèvent victorieuses, mais cherchent, en une inquiétude, la cause à défendre, l'idée à faire triompher. « Oui, disent-elles, nous avons la force d'une longue route. De quel côté faut-il marcher ? Où est le but ? »
Emile Bonnier se taisait et, dans la surprise qui secoue devant les beautés véritables, chacun, oublieux de ses petites jalousies et de ses petites prétentions, vantait ces vers limpides et chatoyants comme des perles. Camille et Fauvel, ceux qui étaient sans envie et dont l'admiration persisterait à s'avouer, avaient proclamé immédiatement la supériorité de l'oeuvre. Les autres avaient suivi. O Le Tigre même, qui d'ordinaire n'admettait les éloges que pour elle, confessait son émotion. Sa jalousie et son admiration s'exprimaient à la fois par ce mot naïf :
— C'est beau comme si c'était d'un poète mort !
Chez le bas-bleu, les frissons littéraires étaient une déformation des émois sexuels. Incapable de tout ce qui est complet et de tout ce qui reste naturel, elle achevait les uns par les autres les pauvres demi-amours de sa vie et les demi-expressions des petits songes de ses livres. Une belle lecture ou quelques pages écrites la faisait rêver de tête à tète. Quand elle pouvait se faire dire des phrases passionnées, elle préférait cet excitant à l'alcool, au café, même au haschich. Rien, mieux que les déclarations et les tentatives hardies, ne la précipitait au rut d'écrire. Elle calcula qu'éperonnée par les vers d'Émile Bonnier, elle travaillerait en une verve pendant quelques heures. Puis elle dormirait une partie de la journée. Pour sa littérature de la nuit suivante, elle songea à se préparer un autre stimulant.
Au moment du départ, elle vint à Daspres, lui dit à demi-voix :
— Que faites-vous demain soir ?
— Rien d'intéressant, Mademoiselle.
— Voulez-vous revenir ici ? Nous causerions à notre aise, seuls.
Oh ! la lumière de ses yeux où brillaient toutes les fièvres ! Oh! l'ardeur sanglante de sa bouche !
Pierre la vit belle : une émotion de joie et d'orgueil lui fit croire son intelligence supérieure. Tout palpitant, il promit :
— A demain !
Il passa, ébloui de bonheur, dans la chambre où l'on jetait pêle-mêle, sur le lit, chapeaux et pardessus. Camille piquait l'épingle de son chapeau. Elle s'approcha et :
— Je parie que vous venez demain? dit-elle.
Daspres surpris ne répondait pas. Elle ajouta :
— Prenez garde. Ne vous laissez pas griser. On vous ferait souffrir.
Pierre s'irritait : « Mais elle est jalouse, mais elle est méchante ! » Il aurait voulu pouvoir la battre. Il lança, du moins, un mot qui lui parut blessant :
— Est-ce que vous faites ces recommandations à tout le monde ?
Elle sentit l'intention mauvaise, répliqua dans un rire :
— Ça me donnerait trop d'occupation.
Et elle reprit :
— Ne soyez pas fat du privilège, Monsieur. C'est surtout des enfants qu'on a pitié.
(*) Quand ce roman parut pour la première fois, en 1900, quelques critiques voulurent y voir un livre à clef. C'est le métier des critiques de se tromper.
Au Crime d'obéir, plus d'un détail est observé. Nul personnage n'est un portrait. Ce qui n'est pas invention est transformé par les nécessités esthétiques.
Le personnage le plus voisin d'un être rencontré est le poète Emile Bonnier. Il ressemble beaucoup à mon ami Emile Boissier, mort jeune et inconnu après, au moins, deux chefs-d'œuvre : Le Chemin de l'Irréel et Le Chemin de la Douleur.
L'analyse et les citations du Chemin de l'Irréel, qui ornent les pages suivantes, sont minutieusement exactes. [Note de la seconde édition (L'Idée Libre, 1925)]
Le salon d'O. Le Tigre vous a plu ? Vous en voulez encore ? Alors direction le chapitre XI...