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15 mai 2008 4 15 /05 /mai /2008 18:33

Un autre chapitre du Crime d'obéir où apparaît le personnage d'Emile Bonnier, dont le modèle avoué est le poète Emile Boissier (cf. ici). Une nouvelle soirée chez O. Le Tigre, et une hilarante séance de spiritisme...

On notera au passage ces fortes paroles : "Nous pouvons nuire au développement d'un autre. Nous ne pouvons jamais l'aider. C'est en soi-même qu'on doit trouver sa loi."


XI

— Voyons, M. Toser, M. Giglé, ne partez pas. Puisque le Mage est arrivé, nous allons faire un peu de spiritisme.

Dans le passage d'une pièce à l'autre, Pierre réussit à parler à Camille. L'approbation accordée à sa déclaration de l'album lui a donné du courage. Il demande :

— Pourquoi ne pouvons-nous rien être l'un pour l'autre ? Est-ce que je vous déplais particulièrement ?

Elle répond, très franche :

— Non, vous êtes le meilleur ici.

C'est en lui prenant la main affectueusement qu'elle ajoute :

— Je ne puis rien être pour personne. D'ailleurs, songez donc, je suis une vieille fille ; quatre ans de plus que vous...

— S'il n'y a que cela !... dit Pierre.

Ils se sont attardés, sont restés les derniers au salon. Madame Ramel appelle :

— Camille !

« La vieille fille » dit à l'amoureux :

— Ne pensez qu'à vous, à devenir cette chose rare, cette chose qui n'exista peut-être pas depuis des siècles : un homme. Et soyez certain que votre succès réjouira mon cœur.

Elle veut se sauver. Il retient sa main.

— Aidez-moi ! implore-t-il.

— Nous pouvons nuire au développement d'un autre. Nous ne pouvons jamais l'aider. C'est en soi-même qu'on doit trouver sa loi.

Cherchant à se dégager, sans violence, sans grand effort, elle dit encore :

— Laissez-moi donc. Ma mère s'impatiente.

Lui, presse la main davantage, la porte à ses lèvres ; et, en une lamentation :

— Je vous aime ! je vous aime !

Elle s'enfuit. A la porte, elle se retourne souriante :

— Devenez un homme, et je vous aimerai.

 

Autour du guéridon, sont assis Bonnier, Giglé, Brun-Servile, madame Ramel, madame Briger. Quoique le cercle ne soit pas fermé, des mains sont sur la table déjà. Celle de madame Briger serre les doigts fluets de Brun-Servile ; celle de madame Ramel s'abandonne a l'étreinte de Giglé.

— Camille, asseyez-vous, dit Tigre. Tenez, là, à côté du Mage.

La bossue s'assied elle-même auprès de la grande fille virile, veut mettre sa petite main sèche, nerveuse, sur la main calme et belle. Camille s'écarte, dit à Pierre :

— M. Daspres, il y a encore une place ici.

Toser a refusé de s'asseoir, mais il reste dans la pièce. Fauvel et deux ou trois autres reviennent causer au salon. Un instant de tranquillité. Puis quelqu'un qui rentre dans la chambre, prend chapeau et pardessus, file à l'anglaise.

— Mon Dieu, gémit Le Tigre, que c'est ennuyeux, tous ces dérangements !

Elle vient de demander si son livre aura un grand succès ; et la table, — distraite, sans doute, par tout ce bruit de portes qui s'ouvrent et se ferment, — a frappé plus de vingt-quatre coups, a fait une réponse qui n'a aucun sens.

Bonnier déclare :

— C'est de votre faute. Pourquoi parlez-vous vous-même à l'Esprit ? Puisque c'est moi qui fais l'office de médium... D'ailleurs, vous procédez sans méthode. Nous ne savons même pas à qui nous avons affaire.

Et il interroge :

— Y a-t-il un esprit dans cette table ?... Un coup pour oui, deux coups pour non.

La table frappe un coup.

— Comment s'appelle-t-il ? Un coup pour a, deux coups pour b,... vingt-quatre coups pour z.

Des coups multipliés avec des arrêts irréguliers. La table dit : Baudelaire.

— Désirez-vous parler à l'un de nous?

— Oui, déclare-t-elle.

On lui demande à qui. Elle répond :

— A Daspres.

Qu'est-ce que Baudelaire peut avoir à dire à Pierre ? La table réplique :

— Amour.

Camille sent un frémissement à la main de Pierre. L'amoureux, naïvement, s'émeut, attend quelque révélation. Mais elle se penche vers Bonnier et, à voix basse :

— Pas de mauvaise plaisanterie, je vous prie.

Alors, le guéridon s'affole, donne des coups répétés, rapides, innombrables.

Bonnier, d'une voix très grave, inquiète un peu :

— Il se passe quelque chose d'insolite.

Et il questionne :

— Est-ce toujours Baudelaire qui est dans cette table ?

Deux coups violents répondent :

— Non.

— Qui est-ce ?

— Ravachol.

— Que nous veut-il ?

On compte religieusement : a, b, c, d,... m. La deuxième lettre est un e ; la troisième, un r ; la quatrième, un d. Mais Mme Ramel minaude :

— C'est abominable !... Faites venir un esprit de meilleure compagnie.

Bonnier prend un ton d'autorité et, après des formules bizarres :

— Au nom de la puissance magique dont je suis revêtu, va-t'en et envoie-nous un esprit mieux élevé.

Ravachol se révolte contre cet ordre. Le guéridon, violent, brutal, se soulève, bondit, grimpe sur le canapé, donne des coups de pied aux gens. Et on entend des cris aigus, des supplications à voix basse :

— Ne rompez pas la chaîne ! ne rompez pas la chaîne ! Nous serions perdus !

Enfin la table retombe, calmée, et, sur des questions nouvelles, se déclare habitée par saint Louis de Gonzague. Elle recommande doucement, par des coups lents et discrets, comme ouatés, d'éviter le péché, surtout le péché de luxure.

De tous côtés des prières arrivent à Bonnier :

— Demandez ceci ! demandez cela !

Mais le Mage d'un air inspiré :

— Il y a ici des incrédules. Pourriez-vous leur démontrer votre présence autrement que par des coups frappés ?

— Oui.

— Comment ? Par des apports d'objets ?

— Oui.

— Eh bien ! allez.

Une longue attente vide. Décidément ça ne va pas. Enfin Bonnier :

— Qu'attendez-vous ? Qu'est-ce qui vous empêche de tenir votre promesse ?

La table dit :

— Lumière.

— La lampe vous gêne ?

— Oui.

— Eteignez la lampe, ordonne le médium.

L'ordre à peine exécuté, chapeaux, pardessus, manteaux se mettent à pleuvoir sur le guéridon et sur ceux qui l'entourent.

On entend quelque chose rouler sur le parquet. Giglé gémit à demi-voix :

— Dégoûtant, ce Toser ! Je lui ai pourtant assez. recommandé de respecter le mien.

Il veut se lever, courir au secours de son chapeau. Sa voisine le retient toute tremblante :

— Ne rompez pas la chaîne ! C'est trop dangereux !

La fumisterie continue. Bonnier et Giglé ont, entre les doigts, des lueurs phosphorescentes qui effrayent Mme Ramel et Mme Briger. Malgré ce succès, Giglé, de temps à autre, se lamente sur le sort de son chapeau.

— Qui sait où il est ? si on ne marchera pas dessus ?

Émile devient exigeant :

— Pourriez-vous produire quelque autre phénomène, une matérialisation, par exemple ?

— Oui.

— Faites.

Mme Ramel s'effraie :

— Je ne veux pas qu'il m'emprunte la matière astrale. Demandez-lui à qui il la prendra.

Bonnier fait la question désirée. Saint Louis de Gonzague, avec une malice qu'on ne devait pas attendre de lui, répond :

— Ramel.

Je ne veux pas ! je ne veux pas !

Paulin serre la main de la pauvre femme apeurée et, à voix basse, avec une conviction profonde :

— Ne rompez pas la chaîne. Il vous arriverait malheur.

— Mais, mon ami, je suis en danger.

— Non. Je ne vois pas saint Louis de Gonzague empruntant du fluide à une veuve. C'est à Mlle Camille qu'il en veut.

— Vous croyez ? hésite-t-elle à demi rassurée.

Lui, à haute voix, s'adressant à l'esprit :

— Vous voulez dire Mlle Ramel, n'est-ce pas ?

La table frappe un coup net. Puis, frémissante, elle semble vouloir se relever de nouveau du côté de Bonnier. Mais Giglé ne veut pas et, après une lutte d'une seconde, saint Louis de Gonzague cède, s'immobilise.

La matérialisation ne se produit point. Bon-nier se fâche parce que Daspres a dit un mot :

— Vous venez de disperser le fluide qui déjà s'était rapproché. Le silence le plus absolu, je vous prie, et toutes les volontés tendues vers ce but unique, la matérialisation à obtenir.

Toser, accroupi auprès de la cheminée, devant le feu éteint, remue silencieusement les cendres. Il découvre une braise, la tourne, la retourne, trouve le moyen d'envoyer le reflet sur l'armoire à glace.

Giglé s'écrie :

— Voyez, voyez ! La lueur, là, à gauche. C'est saint Louis de Gonzague.

Mme Ramel voit. Elle tremble de tout son corps :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! c'est à moi qu'il vole le fluide. Je le sens. Monsieur Bonnier, je vous en prie, faites cesser ce phénomène terrible.

Bonnier crie à voix basse :

— Chut ! chut ! ne dispersez pas ! C'est très beau, c'est très intéressant.

Mme Ramel pleure :

— Oh ! mon Dieu, je vais mourir, je vais mourir !

Mais Giglé :

— Ne craignez rien. Prenez la main d'O. Le Tigre pour ne pas rompre la chaîne. Et ayez confiance en moi : je vais vous sauver.

Il se lève, très brave, marche droit à la lueur :

— Au nom du Dieu tout-puissant et de la divine pitié, je t'ordonne, esprit de lumière, de rendre à Mme Ramel le fluide que tu lui as pris.

La lueur continue, paraît grandir. La voix de Giglé s'irrite :

— Disperse-toi, larve méprisable qui volas le nom d'un esprit de lumière.

Il se place sur le chemin du rayon, supprime le reflet. Il reste un instant immobile, les yeux fixés sur la petite braise, la voit blanchir, noircir, s'éteindre.

Alors, par un détour qui semble une cérémonie de plus, qui, en réalité, lui permet de ramasser son chapeau et de le mettre à l'abri des nouvelles fantaisies de saint Louis de Gonzague, il revient en prononçant des conjurations. Il se rassied et, avec la simplicité des gens très courageux :

— C'est bien facile ; il n'y a qu'à ne pas avoir peur.

— Ah ! Monsieur, s'écrie Mme Ramel, quelle reconnaissance je vous dois ! Vous m'avez sauvé la vie. Comment vous payer jamais un tel service ?

Lui, à voix basse :

— Reflétez seulement sur moi la moitié de l'amour que j'émets sur vous.

Les mains silencieusement s'étreignent, prometteuses d'étreintes plus complètes.

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