Après la mise en ligne de la conférence de 1904 consacrée au Rapport des morales et des sociologies, je vous propose de voir comment Ryner traita le sujet dans La Sagesse qui rit, publiée en 1928 (toujours disponible), en lisant le chapitre II de cet ouvrage.
Le chapitre étant assez long, je le publie en deux billets. Dans le présent billet, sont abordés les rapports entre l'éthique et la métaphysique. Sur ce point, on pourra relire le dernier chapitre du Petit manuel individualiste ("Des rapports de la morale et de la métaphysique").
Suite du chapitre ici.
La Sagesse qui rit
CHAPITRE II
[introduction] [éthique et métaphysique] [éthique et sociologie]
Sauf à l'heure de l'action et dans la mesure nécessaire pour l'action, je trouverais présomptueux de croire que j'aie résolu une question d'art ou de sagesse.
Présomptueux, je me permettrai de ne l'être pas beaucoup plus que les autres que pour moi-même. Admettrai-je exclusivement la théorie et la pratique de Racine jusqu'à ne plus comprendre Shakespeare ; ou celles de Shakespeare jusqu'à mépriser Racine ? Aurai-je l'absurdité de condamner Jésus au nom d'Epicure ou Epicure au nom de Jésus ? J'espère éviter toujours ces intolérances d'écolier d'une école.
Même les questions que j'ai provisoirement résolues dans un sens, je ne m'étonne pas si d'autres les résolvent autrement et je ne me refuse guère, quand je suis de loisir, à les reprendre et à les examiner d'un autre biais.
Je les ai résolues pour moi, pour un moment, en attendant de nouvelles lumières. Je me réjouis quand l'occasion se présente de les exposer dans un jour différent et d'en étudier d'autres aspects.
Ma tendance est de considérer l'effort de bien vivre comme la matière non d'une science, mais d'un art. Cette opinion, d'ailleurs, ne me passionne guère actuellement. Elle prendra peut-être de l'importance à mes yeux, ou elle en perdra, selon qu'elle sera plus ou moins d'accord avec d'autres tendances et d'autres demi-solutions.
Que je doive revenir plus tard vers une morale à forme scientifique ou que je reste fidèle à une sagesse plus semblable à l'art, je me demande en ce moment si la discipline de la vie doit être indépendante ou si elle appuiera ses préceptes sur d'autres connaissances.
Cette dernière opinion est, je crois, la plus répandue. Cependant, dès que je l'examine, j'éprouve pour elle une forte répugnance.
L'expérience semble montrer qu'il est nuisible à une recherche de la faire dépendre, dans son but ou dans sa méthode, d'une autre recherche. Aussi longtemps que les sciences restèrent les servantes de la théologie, elles furent stupides comme des servantes. Tant que les sciences du concret consentirent à la déduction, si féconde en mathématiques, elles restèrent des systèmes d'erreurs. Si la morale est une science, son absence de progrès s'explique peut-être par le fait qu'on tente généralement de la construire d'après des plans étrangers et selon des méthodes empruntées. Si la sagesse est un art, de telles servitudes ne lui sont pas moins nuisibles. L'œuvre qui se modèle suivant la rigueur scientifique s'éloigne des formes pures de la beauté et de la danse souple des Muses.
Un hasard heureux me fait rencontrer ces lignes de Louis Ménard : « Moraliser la beauté ou la vérité, soumettre l'art ou la morale au raisonnement et juger un théorème par le sentiment esthétique ou par la conscience, ce sont trois tentatives de la même force et qui rappellent la condamnation de Galilée. »
Connue des savants, sentie par les vrais artistes, cette vérité paraît encore échapper à plusieurs moralistes. Ceux qui construisent leur morale selon une métaphysique avouée deviennent peut-être moins nombreux. Mais de plus en plus les systèmes moraux sont construits en fonction de systèmes sociologiques.
La sociologie semble d'ailleurs envahissante aujourd'hui comme jadis la théologie. Des biologistes la mêlent de façon ingénue à leur science. Je les soupçonne de cesser, à ces moments-là, d'être des savants pour devenir des poètes. Certes, je ne vois nulle déchéance dans la métamorphose ; mais je m'inquiète devant des affirmations qui semblent prononcées dans un rêve.
Je rencontre deux façons de rattacher la morale à la métaphysique. Quelques métaphysiciens et la plupart des théologiens considèrent la morale comme une conséquence de la métaphysique et comme une métaphysique en action. Mais Kant, renversant le rapport ordinaire, fait de la métaphysique une exigence et un postulat de la morale. Avant que le rigide Pie X succédât au souple Léon XIII, lorsque, malgré les dénonciations et les récriminations des Jésuites, la spéculation théologique jouissait d'une ombre de liberté, la doctrine kantienne séduisait, dans le monde religieux, les modernistes de la néo-apologie. Aujourd'hui encore (1928) elle conserve, me semble-t-il, des partisans chez les derniers pragmatistes.
Théoriquement, la méthode de Kant et celle des dogmatiques manifestent une même opinion métaphysique intéressante. Il est poétique d'admettre que tout se tient et que, entre l'homme et l'univers comme entre l'univers et n'importe lequel des éléments qui le constituent, il existe des rapports étroits. Cette universelle synthèse est un rêve émouvant par quoi on se laisse volontiers bercer et griser aux heures de loisir. Rien ne prouve jusqu'ici qu'elle ne dise pas une vérité profonde. Rien ne prouve non plus quelle ne soit pas la plus vaste des erreurs. A supposer qu'elle exprime la plus grande et la plus belle des vérités, il me sera toujours impossible d'en déterminer le moindre détail d'une façon positive. Un des deux termes du rapport, l'univers réel, m'échappe irrémédiablement. Je ne puis saisir que l'univers subjectif. Aussi toute comparaison entre le macrocosme et le microcosme appartient à la métaphysique et à la poésie. L'accord entre moi et les choses, comment savoir s'il est profondeur ou mensonge ? Vient-il d'une parenté essentielle et d'une souple obéissance de mon esprit ? Est-il un triomphe de mon intelligence qui me soumet les choses transformées, anthropomorphisées ? Victoire décevante qui vaporiserai en brume de songe toutes mes apparentes prises sur le réel. Mais peut-être, amorphe et fluide, la réalité prend avec indifférence la forme de tous les vases. Même si c'est mon esprit qui est docile aux choses, je suis certain que cette docilité est imparfaite. Puisque les opinions des hommes sont diverses. Et puisqu'il m'arrive de reconnaître ou de croire reconnaître une erreur.
Beau et flottant quand il reste vue d'ensemble, le rêve analogique, dès qu'il se perd dans le détail, donne des résultats qui apparaissent ridicules. L'alchimie et l'astrologie sont des chapitres de la métaphysique. Leurs vastes hypothèses ont un sourire de lumière. Si j'écoute leurs affirmations et leurs précisions, j'ai l'impression que je m'égare dans un asile d'aliénés. Il y a là songes incertains et, dans l'ondoiement d'un brouillard, charme panoramique ; ou il y a là systématisations hardies et ruineuses comme la démence. De telles considérations, même prudentes, n'ont d'intérêt que par elles-mêmes. Elles deviennent nuisibles aux recherches positives à quoi on les mêle. Il n'y a pas plus de raison de s'en préoccuper en éthique que dans les opérations de chimie par exemple. Les rapports des phénomènes chimiques au phénomène universel ou à l'universelle substance ne sauraient être supposés moins étroits que les rapports des gestes humains au même univers. La prétention de déduire tout le détail de la chimie de quelques principes métaphysiques ferait rire les savants. Construire une métaphysique sur des données chimiques serait intéressant comme tentative poétique ; naïf, si on affirmait la solidité de l'édifice.
Pratiquement, une discipline quelconque doit, ce me semble, réclamer son indépendance et se constituer sans préoccupation des autres disciplines. Certes, rien ne s'oppose à ce que le même homme qui est chimiste ou moraliste soit métaphysicien. La métaphysique est le prolongement rêvé de toutes les sciences et peut-être de tous les arts. Mais, à l'heure où je rêve, je ne fais plus œuvre scientifique ou œuvre plastique.
Construire morale ou chimie sur la métaphysique, c'est appuyer le connaissable sur l'inconnaissable. Pour l'éthique, c'est, en outre, faire dépendre le besoin précis et continu de la fantaisie changeante et arbitraire. C'est modeler la vie sur le songe et transformer la conduite humaine en je ne sais quel somnambulisme. C'est vouloir ordonner et maçonner la pierre de l'abri indispensable sur la vague et fuyante réalité du nuage.
La conception kantienne, puisqu'elle se donne comme autre chose qu'une méthode de rêve, puisqu'elle se croit un moyen de certitude, apparaît une naïveté presque immorale. Elle affirme mes désirs comme des réalités et prétend que l'univers rit dès que je me chatouille. Elle projette mon ombre sur l'infini et affirme que c'est l'ombre de l'infini. Elle modèle anthropomorphiquement le mystère. Sur le roc inébranlé, elle croit construire avec les nuages, et elle attribue à la construction rêvée la solidité du roc lui-même.
Les deux méthodes ont un défaut commun. Elles attachent solidement la morale à une métaphysique. Or toute métaphysique m'apparaît un système de nobles rêveries ou de charlatanesques affirmations. A moins d'être docile « comme un cadavre » ou d'avoir pour un de ces systèmes tendresse de mère, toute intelligence doutera un jour de sa métaphysique. Après examen, on la rejettera ou on ne l'admettra plus que comme une branlante hypothèse. Celui qui aura commis l'imprudence d'y unir indissolublement son éthique regardera crouler l'ensemble dans les pleurs ou dans un rire déchirant.
La sagesse pratique ne peut que perdre à de telles alliances. Avant même qu'il soit ébranlé dans ma conscience, l'allié diminue ma vie éthique. Une morale théologique s'appuie toujours aux contreforts de sanctions extérieures. Elle séduit par des promesses, elle effraie par des menaces : elle ruine mon désintéressement et pèse d'un poids matériel sur ma liberté. Kant veut que j'agisse par devoir, non par crainte ou par espérance. Attitude difficile après que j'ai affirmé des récompenses et des punitions extérieures. D'autre part, cet impératif qui postule l'existence d'un dieu personnel, je ne parviens plus que par d'inquiétantes subtilités à le distinguer de la volonté divine ; mon obéissance au devoir reste le plus souvent servile soumission à un ordre venu d'en haut. Si Kant veut que, pour être vraiment moral, j'oublie, à l'heure de l'action, Dieu avec sa puissance, mon immortalité avec ses promesses et ses menaces, ne serait-ce pas que le vrai postulat de l'éthique, celui sans lequel s'évanouit toute la beauté de nos gestes, c'est d'écarter les préoccupations d'au delà ?
Les morales religieuses tendent vers une limite où elles cesseraient d'être religieuses et intéressées pour devenir vraiment nobles et sages. Si la terreur de l'enfer et les baveux espoirs du paradis sont des moyens de contenir des natures vulgaires, on adresse parfois un autre langage aux âmes supérieures, les seules peut-être qui puissent aspirer à une vie éthique. A celles-là, on demande d'agir par amour. Mais de quel amour est-il question ?
Si j'aime Dieu pour ses attributs métaphysiques, pour sa puissance, son immensité, son éternité, n'y a-t-il pas dans cet amour une sorte de stupeur lâche ? Cet amour n'est-il pas encore crainte et obéissance ? Je ne trouve à ce tendre rampement devant la force nulle beauté et nul courage.
Il faut donc supposer que l'amour s'adresse aux attributs moraux de Dieu, à sa justice et à sa miséricorde. Il me semble d'une sagesse plus sûre d'aimer justice et miséricorde sans affirmer naïvement leur réalisation dans l'absolu. Il me semble plus beau d'aimer justice et bonté, même si elles ne se trouvent nulle part qu'en mon esprit et en mon cœur, même si le mystère objectif n'est qu'un gouffre d'indifférence ou d'iniquité.
Pour me constituer une sagesse vraiment noble et solide, je l'affranchirai donc de toute métaphysique, de toute théologie, de toute religion. Mais ne la soumettrai-je pas à quelque science positive ? L'être moral n'appartient-il pas au monde et n'est-il pas celui qui obéit volontairement aux lois universelles.
La matière vivante est de la matière et elle obéit aux lois physico-chimiques. Pourtant la vie m'apparaît un phénomène original et que les lois physico-chimiques n'expliquent point. La biologie a un domaine indépendant. Le vivant se défend contre l'hostilité aveugle des forces physiques.
Quand un rocher roule vers un animal ou vers une autre pierre, la pierre attend mais l'animal s'enfuit. Si j'ai avalé par mégarde un poison, je ne laisse pas agir sans lutte les lois chimiques qui doivent amener ma décomposition, mais, d'un geste qui n'a rien de chimique, je cherche l'antidote. De même, conscience morale et volonté n'existent pas sans la vie, mais elles sont d'un autre ordre que la vie. Non seulement l'être moral n'est pas expliqué, en ce qu'il a de moral, par la biologie ; mais la vie éthique ne se conserve que par la lutte contre l'envahissement et l'exclusivisme des fatalités biologiques.
Il y a moi un âpre vouloir d'unité qui se rebelle contre les rigueurs de la méthode. Mes croyances et mes rêves interviennent dans mon effort scientifique, dans mon effort artistique, dans mon effort éthique. Je ne m'oppose qu'à demi et en souriant à l'invasion puérile. Je ne m'oppose point à sa grâce, mais à sa tyrannie. Je ne permets pas à mes rêves de troubler mon expérience de chimie, de m'empêcher de voir le résultat exact. Je ne leur permets pas de troubler l'ordonnance d'une oeuvre d'art ou l'harmonie d'un geste. Mais je suis heureux si quelque rêve large monte des fumées du laboratoire, ou des frémissements du livre, ou de la noblesse précise de l'action. Pourvu que le chuchotis en reste modéré, j'écoute les hypothèses que me suggère le rêve. Parmi celles qui sont vérifiables, je vérifie les plus simples, les plus voisines de ce que je sais. Et je remplis par de la métaphysique les vides de mes connaissances, toujours prêt cependant à faire place à une notion positive nouvelle et à déloger le songe provisoire qui occupait cette place. Et je ne blâme nullement celui qui remplit les mêmes vides par des rêves différents. Au contraire, je me réjouis de la richesse variée de nos songes.
Dans l'action, j'écoute parfois des considérations scientifiques ou des rêves métaphysiques. A la condition expresse qu'ils ne contredisent pas les certitudes de ma sagesse et même ne choquent aucune de ses inquiétudes, aucun de ses scrupules. Il y a beaucoup de gestes que non seulement la modeste sagesse, mais encore la prétentieuse et tyrannique morale considèrent comme indifférents. Gestes neutres, situés entre le bien et le mal, "au milieu" disaient les stoïciens. Les anciens philosophes et, parmi eux, Socrate et Epictète, permettent, pour se décider dans ces occasions, d'avoir recours à la divination. Aucune forme de divination ne me séduisant, je me laisse volontiers entraîner, dans des cas indifférents, à toutes sortes de penchants, et le penchant métaphysique n'est pas sans force chez moi.
Un exemple : le suicide. Les considérations morales par quoi on le condamne m'apparaissent du dernier ridicule. La sagesse ne me dit rien ni pour ni contre ce geste, qui peut emprunter aux circonstances un reflet de noblesse ou lâcheté, mais qui, par lui-même, dans l'abstrait, apparaît éthiquement indifférent. J'admire la beauté lumineuse des volontaires de Zénon, de Cléanthe et de quelques anciens ou modernes. Je ne trouve pas moins belles certaines façons d'accepter la vie la plus pénible et la plus dénuée d'espoir ; j'admire le sourire dont Epicure accueille les souffrances croissantes d'une maladie incurable. Ni les arguments des stoïciens en faveur du suicide ni les raisons qui motivaient ce qu'on pourrait appeler « la survie» d'Epicure ne parviennent à émouvoir mon assentiment pratique. Néanmoins, chaque fois que j'ai médité sur la question, je suis arrivé à la même conclusion : dans aucune des circonstances que je puis prévoir, je ne recourrais au suicide. Les motifs profonds de ma décision ne sont pas d'ordre éthique ni d'ordre sentimental, mais d'ordre métaphysique (1). Je les considère comme très faibles par eux-mêmes. Leur puissance victorieuse vient uniquement de l'absence de tout motif d'un ordre plus pressant.
Depuis Héraclite et Démocrite qui, premiers, abandonnent la méthode modeste des « sages » et présentent leurs idées morales comme les conséquences d'une doctrine universelle jusqu'aux moralistes d'aujourd'hui, les morales sont innombrables qui furent construites sur de branlants fondements métaphysiques. — Je ne m'attarde pas au facile et fastidieux historique. Les sagesses qui me sourient et me paraissent utilisables, je les étudierai en elles-mêmes, dégagées des importunes alliances dont on crut les affermir et qui les compromettent.
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(1) Les curieux trouveront ces motifs exposés dans mon petit drame Jusqu'à l'âme et dans un chapitre des Voyages de Psychodore : "Le Suicide".