Résumé des épisodes précédents : Après avoir quitté son poste de l'Université de Platanople (cf. chapitre X), le père Diogène mène la vie d'un vagabond, pardon!, d'un philosophe cynique, par les jolies routes de France. Vie plutôt paisible entrecoupée de plaisants dialogues avec gendarmes, prêtres et paysans. Pour manger, il mendie son pain. Immanquablement, il fallait bien qu'il rencontre l'une des cibles favorites de Han Ryner : le juge.
La première fois que des gendarmes l'avaient interrogé, le père Diogène avait déclaré qu'il allait peut-être à Paris. Peut-être en effet, y arriverait-il un jour. Il semblait s'en rapprocher lentement.
Il n'était pas rare qu'il restât allongé toute une après-midi auprès du rire d'un ruisseau. Il s'asseyait des heures au sommet d'une colline quand le panorama lui paraissait plaisant.
Il suivait les chemins que leur beauté naturelle ou sa disposition de l'heure lui rendait attrayants. Parfois, sans intention hostile ni désir de le prendre, il poursuivait un lièvre à la course ; et il poussait des éclats de rire comme un enfant qui joue.
Dans les forêts, il allait sans direction, se charmant aux efforts, devinés plus que vus, du proche printemps.
Nulle hâte chez lui et nulle fièvre. Nul désir d'être autre part. Ce fou, par certains côtés, n'était-t-il pas plus sage que toute son époque ?
Mais, si deux routes lui paraissaient également agréables ou égalemment indifférentes, il consultait le poteau indicateur ou sa boussole. Alors, selon une vieille et négligente volonté, il allait vers Paris.
Rien de plus capricieux et de plus délicieux que sen voyage .
Depuis un mois, il avait quitté Platanople ; depuis quinze jours, nul agent de l'autorité ne l'avait persécuté eu même interrogé. Les gendarmes, soit qu'ils eussent reçu des ordres, soit que la réputation de l'étrange chemineau suffit à le protéger, le regardaient passer avec indulgence. Presque toujours ils portaient les doigts vers leur front ; on pouvait croire que c'était pour ébaucher le salut militaire. Il leur arrivait de dire d'un ton protecteur :
— Bonjour, l'Homme-Nature.
Lui avait adopté le salut grec : Réjouissez-vous. Mais il l'avait approprié à sa doctrine, en avait fait, par une légère addition, sentence philosophique et matière à méditer :
— Réjouissez-vous selon la nature.
Quand il pénétrait dans une maison, il prononçait :
— Que la paix, que la joie, que le rythme de la nature entrent avec moi dans cette demeure.
En quittant des gens qui l'avaient invité ou lui avaient donné le coucher dans la paille de la grange, il répétait presque sur un ton de prière :
— Que la paix, la joie et le rythme de la nature restent derrière moi dans cette demeure !
Peu à peu il se faisait des formules, prenait des habitudes, se créait des manières de rites.
Quand il prononçait les mots « rythme de la nature », sa main, peut-être sans qu'il en eût conscience, dessinait, dans l'air, sur une porte ou sur sa poitrine, une figure circulaire.
Il avait trouvé aussi ses formules de mendiant :
— Donnez-moi un morceau de pain parce que je suis un homme et parce que vous êtes un homme.
Ou, plus simplement :
— Homme, donnez un morceau de pain à un homme.
Quand il s'adressait à une femme, il l'appelait, selon son âge : Mère de l'homme, sœur de l'homme ou fille de l'homme.
Il ne remerciait pas. Il félicitait :
— Réjouissez-vous d'avoir agi en homme... Réjouissez-vous d'avoir agi en mère de l'homme...
Ou bien il appelait sur l'être généreux la paix, la joie et le rythme de la nature.
Repoussé, il disait en riant :
— Il faut pourtant que tout le monde mange, même ceux qui sont trop grands pour travailler.
Un commencement d'habitude lui fournissait ses formules ordinaires. Mais les circonstances ou son état d'esprit lui dictaient de nombreuses variantes.
On l'entendait proclamer, par exemple, sur le ton du reproche ou sur celui de la louange :
— Le pain que tu donnes est le pain qui te nourrit le mieux.
Parce que presque toujours on le recevait bien, des pauvres essayèrent de s'attacher à lui. Il les accueillait fraternellement et partageait avec eux sa nourriture. Même, quand il avait un compagnon, il refusait toute invitation qui s'adressait à lui seul. Néanmoins on le quittait bientôt, parce qu'il disait des choses trop difficiles.
— Un jour avec lui, ça passe encore. Mais, le second jour, on a mal à la tête.
Ceux qui avaient voulu s'associerà sa vie lui adressaient un reproche autrement grave :
— Ce fou ne se contente pas d'être fou dans ses paroles. Il refuse l'argent !
Quand on lui offrait un sou, il disait avec un geste de recul :
— Je demande du pain parce que la nature veut que j'aie faim ; mais l'argent ne se mange pas.
— Qui t'empêche d'acheter du pain avec ?
— Ce pain serait-il encore propre ?... A combien d'usages ignobles a servi une pièce de monnaie, même la plus humble.
— Mais l'argent est nécessaire pour le commerce, pour les échanges.
— Quel besoin y a-t-il d'échanger ? Que chacun donne ce qui ne lui sert pas et tous seront comblés.
— La vie deviendrait vraiment un peu simple !
— As-tu vu jamais une beauté véritable qui ne fût pas simple ?
On devine que le dialogue variait selon la tournure d'esprit de l'interlocuteur. Mais la rigide doctrine du cynique le ramenait toujours à peu près aux mêmes lignes.
Un mois après son départ de Platanople, il marchait sur la rive gauche le long de la Loire, et sa marche suivait la marche des eaux. Il semblait avoir oublié Paris. Le fleuve le charmait. Le longerait-il jusqu'à la mer ? Peut être. Mais peut-être obliquerait-il au premier pont ou tout à l'heure, n'importe où, traverserait il en nageant.
Deux gendarmes dénués d'indulgence le virent demander un morceau de pain à la porte d'une ferme. L'un deux exprima :
— La circulaire, hein... Faut arrêter l'Homme Nature, hein.
— Tous les mendiants, qu'elle dit la circulaire. Nous l'avons vu mendier. Tant pire pour lui.
Le parquet de Tours avait, en effet, deux jours auparavant, recommandé aux brigades de son ressort un redoublement de vigilance et de sévérité contre les mendiants qui, parait-il, devenaient nombreux dans la contrée, insolents et parfois dangereux.
Un jeune juge d'instruction interrogea le cynique. Personne, dans le monde qui s'occupe des délinquants n'ignorait l'histoire de l'Homme-Nature.
Le jeune juge était, même si nous dédaignons l'argot et, comme il convient, parlons en termes nobles de messieurs les magistrats, un vrai curieux.
— Il y a des choses que, malgré ma bonne volonté, je ne parviens pas à comprendre, — dit l'intelligent jeune homme. Pourquoi n'êtes-vous pas resté professeur ?
Le cynique répondit de sa voix la plus douce :
— Mon travail, — pardon! mon service — me paraissait presque aussi ridicule que le vôtre.
Le juge eut le sursaut vite réprimé de l'homme qui ne veut pas entendre. Il fit remarquer, et son accent fut l'accent du penseur qui atteint aux dernières profondeurs de la pensée :
— C'est précieux, une chaire, pour quelqu'un qui, comme vous, croit avoir à enseigner des vérités méconnues.
— Enseignée officiellement, la vérité devient mensonge.
Si le juge n'avait su d'avance qu'il avait affaire à un fou, il eût bondi d'étonnement. Heureusement, il savait d'avance et il ne bondit pas tout à fait. Il ouvrit pourtant, au-dessus d'une large bouche, de larges yeux, il sentit que sa taille se redressait et que ses bras se soulevaient.
—>Que voulez-vous dire ? — demanda-t-il.
— Si je consens à parler au nom de l'Etat, moyennant des appointements fournis par l'Etat, quelle signification conserve mon mépris pour l'Etat ?
— Mais l'Etat actuel n'a rien de méprisable, je suppose. Après tant de magnifiques progrès moraux, sociaux et politiques, l'Etat n'est plus que le peuple lui-même.
— L'Etat dit : « Je suis le délégué du peuple auprès du peuple », comme il disait autrefois : « Je suis le mandataire de Dieu auprès des peuples. » Car les mensonges s'usent dans leur marche et on les ressemelle de temps à autre. Mais l'Etat qui ne mentirait plus, c'est donc qu'il cesserait de parler.
— Le despote n'explique rien. Sic volo, sic jubeo. Le despotisme serait-il votre gouvernement préféré ?
— La peste est-elle, monsieur le juge, votre maladie préférée ? ou votre politique trouve-t-elle le choléra plus avantageux ?
— Quel rapport y a-t-il entre ce que vous dites ?... commença le juge dans un haussement d'épaules.
Mais il eut le beau sourire lumineux de l'homme qui vient de comprendre brusquement :
— A vos yeux, un gouvernement serait donc une maladie ?
— Vous l'avez dit, ô le plus perspicace des juges.
— Vous avouerez pourtant qu'il y a une différence entre notre République si libérale et...
Le juge s'arrêta, noblement inquiet, an bord du précipice moral. Louer un gouvernement, surtout celui dont on jouit, quel agréable devoir ! Mais blâmer un gouvernement quelconque reste toujours scabreux. Eh! si on allait en jouir demain et juger en son nom...
— La différence que vous signalez, monsieur le juge, est proprement incommen - surable. Je vous prie de croire que je sais l'apprécier et m'en féliciter. Il y a deux cents ans, on m'eût condamné au nom de Dieu ou au nom du Roi. Aujourd'hui on m'épargnera de telles humiliations et on me condamnera au nom de moi-même ; c'est moi-même qui me condamnerai par l'organe de gens qui n'expriment que ma propre volonté souveraine. Cette pensée me rend plus fier qu'on ne saurait dire. Je me glorifie à songer que ma volonté souveraine me vole avec les mains des riches et me juge avec la voix des juges. Je suis à la fois mon prisonnier et mon geôlier : je sens entre mes doigts les clés qui m'enferment et c'est moi qui veille pour empêcher mon évasion. La sociologie, décidément, est à son apogée. L'Etat d'aujourd'hui sait enfin avec quelle magnificence le peuple est idiot et dans l'exploitation de la stupidité intarissable il manifeste la plus hardie et la plus sûre des subtilités.
Il continuait, le pauvre fou :
— Celui qui ne méprise pas l'Etat est complice du mensonge, au moins par une sottise quise laisse prendre aux plus naïves apparences. Il accueille le mensonge, parce que le mensonge proclame : « Je suis la vérité ! » Mais se proclamer la vérité, n'est-ce pas, si j'ose dire, le métier du mensonge comme le ministère du prêtre et du juge ?... Si, payé par le mensonge, je dis la vérité, je ne suis plus qu'un valet qui médit de son maître.
— Je vous trouve dur pour votre passé.
— Tout homme et tout juge a été enfant. Mais les enfants qui deviennent des juges, M. le juge, sont un peu plus nombreux que les enfants qui deviennent des hommes. Dans mon enfance, disait Diogène l'ancien, je salissais mon lit ; je ne rougis plus de cette faiblesse d'autrefois.
— Ainsi vous méprisez toute situation officielle ?
— Ne me forcez pas, M. le juge, à vous répéter trop souvent des vérités qui sont utiles seulement quand on se les dit à soi-même.
— Vous auriez pu entrer dans l'enseignement libre.
— Vous seriez bien aimable de m'indiquer où se trouvent l'enseignement dont vous parlez et sa précieuse liberté. Pour moi, j'ai rencontré en France deux enseignements : celui qui est esclave de l'Etat ; celui qui est esclave de l'Eglise.
— Cet enseignement libre, dont vous regrettez l'absence, pourquoi n'avez-vous pas essayé de le créer? Voilà une tentative noble et qui devait vous séduire.
— Est-ce parce que vous me croyez fou que vous me conseillez une folie ? Ou pensez-vous vraiment qu'on peut cueillir la lune au fond du puits ?
— Vous n'êtes pas très clair, M. le philosophe.
— Parce que, M. le juge, vos yeux sont fermés aux vérités les plus éclatantes. Apprenez donc, puisque vous ignorez tout, que celui qui reçoit de l'argent pour parler mentira nécessairement.
— Comment cela ?
— La vérité est toujours désagréable à l'argent, M. le défenseur de l'argent. Elle met l'argent en fuite. Celui qui veut attirer quelque argent est condamné à la cacher. Ou, s'il la montre, c'est en riant, comme on fait voir une curiosité un peu ridicule. Et il l'étiquette paradoxe. L'auditeur entend: mensonge ; et l'auditeur est amusé, non irrité ou instruit.
— Il semble qu'avec votre philosophie, on devrait travailler de ses mains.
— A qui appartient aujourd'hui la terre, qui seule mérite d'être travaillée ?
— Si donc vous aviez un champ ?...
— Je le laisserais en friche, M. le juge. Car le travail qui produit, vous avez su en faire un crime.
— Vous m'étonnez, père Diogène.
— Si j'avais la naïveté de travailler, l'Etat ferait de moi le complice de toutes ses infamies. Par mille impôts brutalement directs ou subtils et sournois, il me prendrait une grande part des produits de mon travail. Il s'en servirait pour engraisser ses juges et ses préfets, pour entretenir ses soldats et ses généraux, pour soutenir toute son immense bande de malfaiteurs.
— Vous ne prétendrez pas que mendier soit obéir à la nature !
Le juge touchait le point sensible.
— La société a tant envahi. Elle a tout embrouillé. Elle a rendu impossible à tous l'obéissance à la nature.
— Vous condamnez vous-même votre tentative.
— Je me rapproche autant que je le peux de l'état de nature, idéal aussi inaccessible que la santé parfaite. La santé parfaite n'est qu'une idée et une limite. Cela vous empêche-t-il de combattre les maladies qui vous assaillent ?...
— Mais croyez-vous que la mendicité ?...
— J'admire ce mode de vie au-dessus de tous les autres, parce que la société le méprise plus que tous les autres. Indiquez-moi un moyen plus éclatant d'exprimer mon dédain pour votre société ; pour tout ce qu'elle vante, argent et travail ; pour vos lois ; pour ce que votre emphase ose appeller l'honneur... Vous rendez impossible toute vie naturelle. Je veux du moins ma vie aussi anti-sociale que possible. Je ne puis être complètement dans la nature ; je l'exagère plutôt que de l'amoindrir. Car je ne vis pas en égoïste, mais en apôtre. Ne comprenez-vous pas que j'exerce, de la seule façon efficace, cet enseignement libre dont vous parliez comme un aveugle parle des couleurs ? Je m'offre en exemple à tous les yeux. Il y a une optique philosophique aussi bien qu'une optique théâtrale ; et l'exemple qui veut être remarqué doit être grossi. Diogène l'ancien disait : « Je suis le maître de musique qui force le ton pour y ramener les autres. »
Le malheureux juge, noyé sous ce flot de paroles, perdu dans cet océan de paradoxes, ne parvenait plus à faire le départ entre ce qui était complètement fou et ce qui peut-être offrait quelque apparence de raison.
Il lançait un argument, qui lui paraissait très puissant :
— Si tout le monde mendiait ?...
— Si tout le monde était juge, monsieur le juge ?...
M. le juge, froissé par la comparaison, remarquait sévèrement :
— Ça n'est pas la même chose.
Mais le père Diogène se contentait, pour toute réponse, d'un rire éclatant et prolongé.
Le juge fronçait les sourcils :
— Vous savez que la mendicité est interdite.
— Je n'ignore pas que ce que vous appelez votre devoir vous ferait mettre en prison Diogène, Jésus et François d'Assise.
— C'est aux lois de son temps et de son pays qu'on doit obéir.
— Aux seules lois de la nature, monsieur le juge Les juges qui ont obéi aux lois de leur temps et de leur pays ont empoisonné Socrate et crucifié Jésus. Ils ont tué longtemps des martyrs chrétiens ; puis, les lois ayant changé la direction de leur cruauté, ils ont brûlé des hérétiques innombrables. Les juges qui ont obéi aux lois de leur temps et de leur pays, dès que leur temps est passé et sa forme de mensonge, apparaissent les plus misérables des hommes et les plus coupables.
Irrité à la fois et amusé, le jeune juge d'instruction continua longtemps cette controverse. Puis, il alla conférer avec le chef du Parquet. Ils trouvèrent inutile, si intéressante qu'elle fût, de rendre publique cette controverse. Or il paraissait difficile de condamner le père Diogène sans lui permettre de se défendre. Ce diable d'homme ne se laisserait pas imposer silence et le procès d'un ancien professeur d'Université devenu volontairement un vagabond et un mendiant éveillerait « une curiosité malsaine ».
— Remettons-le en liberté, — conclut le Procureur. Il s'attarde peu en un même lieu. Il nous débarrassera bientôt.
Le jeune juge voulut converser une fois encore avec le père Diogène. Quelques-unes de ses questions parurent peu discrètes au cynique, qui répondit avec une malice agressive.
— Ne vous ennuyez-vous pas d'être toujours seul ?
— S'il m'est arrivé quelquefois de m'ennuyer, monsieur le juge, c'est que je n'étais pas seul.
Le juge se rappela toujours avec colère les derniers mots échangés.
Il disait, ce brave jeune homme, avec un mélange, assez naturel à son âge, de coquetterie et de naïveté :
— Je crains que vous ne gardiez de moi un mauvais souvenir.
— Ne craignez rien, monsieur le juge. Un de mes maîtres m'a appris que la plus nécessaire de toutes les vertus, c'est de savoir oublier le mal.
Le philosophe ajouta, après un court silence :
— Je réussis très bien cet utile exercice : il faut que j'aie un juge ou un imbécile devant moi pour que je me souvienne qu'il existe des imbéciles et qu'il existe des juges.