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Textes et documents de, sur et autour de Han Ryner, écrivain et philosophe individualiste, pacifiste et libertaire.

"Le Coffret", premier roman de Stéphane Beau

Maintenant que j'ai publié dans Le Grognard (on va en reparler très bientôt), je me dois de cirer les pompes au rédac-chef. L'occasion me vient de promptement sortir ma brosse à reluire (*).

En effet, Stéphane Beau a publié un premier roman, intitulé Le Coffret. J'ai acquis l'ouvrage. Je l'ai lu. L'écriture est efficace, sans grande finesse de style non plus, mais je ne crois pas que l'objectif de Stéphane ait été de faire de l'art pour l'art. Il s'agit, sans afféterie ni pédanterie, d'inquiéter, de troubler le repos, non pour que le lecteur cherche protection dans l'abdication de soi-même (cela, c'est ce qui est dénoncé dans le roman), mais pour qu'au contraire, il cherche à se frayer un chemin de lucidité dans un monde où l'on donne de plus en plus de puissance au contrôle social.

*

Tapez donc "Nietszche" dans n'importe quel encyclopédie électronique. Evidence : Friedrich apparaît !

Pas dans le monde futur décrit par Stéphane Beau. Sur votre écran s'afficherait en premier lieu ceci :

Jean-Pierre Nietszche, compilateur fécond, auteur, entre autres, d'un Florilège des lapsus et bourdes des présentateurs télé entre 2000 et 2050.

Et Friedrich alors ? A-t-il jamais existé ? Rassurez-vous, ou tremblez plutôt, Le Coffret ne relève pas de l'uchronie, mais de l'anticipation. Dans ce futur, il y aura bel et bien eu un Friedrich Nietzsche. Mais si l'on tente d'accéder aux archives le concernant, une fenêtre d'avertissement vous prévient :

La loi du 15 mars 2063 ne vous autorise pas à accéder à cette page. Veuillez modifier votre recherche.

Cependant, une brève investigation dans l'Encyclopédie Académique vous apprendra cependant que Friedrich était un

philosophe décadent victime de troubles psychologiques importants et auteurs d'ouvrages aussi incompréhensibles qu'inconvenants.

... et que

son œuvre mortifère et dégradante a été reléguée en 2063...

Que va-t-il donc se passer en 2063 ?

2063 sera l'année bénie où l'on finira de « débarrasser la "Science de la Sagesse" de ses dernières survivances négatives », c'est-à-dire où passeront à la trappe tout ce que l'Histoire a pu compter de philosophes du doute, de l'inquiétude, de la remise en question de ce qui est. Ainsi qu'on a pu le constater, la "Philosophie" n'existera plus - avoir l'"Amour de la sagesse", c'est chercher la sagesse, soit, mais c'est surtout risquer de ne pas la trouver du tout, ou de ne pas la trouver là où ceux qui veulent inconditionnellement votre bien voudraient qu'elle soit. Le sage ne sera plus celui qui cherche la sagesse, mais celui à qui l'on dit : "Sois sage, mon enfant, et tu seras heureux" — et qui obéit, et qui en redemande : "Oui, cher papa, oui, cher Etat, je serai bien sage, mais promets-moi de me guider sur la voie du bonheur — et surtout que cette voie soit unique, large certes, bien plate et balisée, peut-être même un peu en pente et molletonnée, que je puisse y rouler, que je puisse m'y pelotonner." Pour cela, Amour ne suffit pas, il y faut Science assurément. Non pas la science qui interroge, qui confronte la théorie au réel, mais plutôt la science qui a engendré les techniques presse-bouton : t'appuies - ça marche, c'est totomatiq, le bonheur sur commande après un bon rinçage de cerveau. Ou encore la science de celui qui la ramène, de Celui Qui Sait, la science des

Jean-Luc Ferrot, auteur d'un célèbre Art de composer avec sa Belle-mère à l'usage des jeunes mariés, ou [des] Alain Conte de Courville (De la Sagesse salariale, ou comment travailler dans la joie quand on n'a pas le moral, ouvrage distribué depuis des années par des centaines d'entreprises à chaque embauche d'un nouvel employé).

Pourquoi s'intéresser à Nietzsche d'ailleurs, quand vous vivrez dans le confort d'un boîte remplie de ouate stérilisée, un caisson hygiénique à l'échelle du monde, dans lequel vous serez préservé de la maladie et du vice, et du difficile devoir de penser ? Pourquoi ?

Il y faudra un vrai concours de circonstances, comme pour Nathanaël. Dans son cas : la découverte dans son grenier d'un coffret vermoulu. A l'intérieur, point d'or, point de joyaux (plutôt un beau paquet d'emmerdes, s'il avait su). Point de joyaux, point d'or : des livres, sept — Par-delà le Bien et le Mal de Nietzsche (celui qui n'a pas regardé la télé), Le Traité du Rebelle d'Ernst Jünger, Walden de Thoreau, Combat pour l'individu de Georges Palante, une sélection des Essais de Montaigne, Malaise dans la civilisation de Sigmund Freud. Et un dernier, intitulé A l'aube de la Dictature Universelle, par Jean Crill. Nietzsche, Jünger, Thoreau, Palante, Montaigne, Freud, ça vous dit quelque chose ? Allez, dans un siècle, tout le monde les aura oubliés. Vous ne savez pas qui est Jean Crill ? Pourtant c'est le seul que Nathanaël connaît.

Car Jean Crill était son grand-père. Mais Jean Crill est mort depuis des lustres, d'une mort infamante, abattu alors qu'il tentait de s'évader de prison. Jean Crill était un terroriste. Un terroriste de la pire espèce, un de ceux qui n'ont jamais frappé mais qui en ont l'intention, ou du moins pourraient en avoir l'intention, éventuellement, peut-être, on ne sait jamais... de par leur milieu, leurs fréquentations... de par leurs lectures... (Nous sommes à l'automne 2009, je pense que personne ne s'étonnera de ce que je dis - nous savons qu'il est loisible de foutre au trou pour terrorisme quelqu'un pendant six mois, et d'en inquiéter bien d'autres, sur la simple présomption d'avoir écrit un livre.)

De toute façon, demain encore bien plus qu'aujourd'hui, le livre sera un objet des plus dangereux. D'ailleurs, si des textes existeront encore, sur des sujets cruciaux tels que l'« Histoire de la mode » et la « Vie privée des hommes publics », l'objet livre aura disparu. On n'en fabriquera plus. Cela fera de toute façon déjà pas mal de temps que le livre aura été délaissé. On aimera à leur place le standard des écrans lisses, la lumière hygiénique qu'ils émettent, et on s'en contentera.

Ainsi la possession d'un livre — l'objet — signalera forcément un intérêt nécrophile pour de vieilles choses mortes du passé, le passage des vers dans les chairs faisandés, le grouillement infâme et microbien qui accompagne la décomposition du cadavre, toute l'infecte sanie qui menace les corps sains et constitués. Ainsi par hygiénisme, disons, de la pensée, au petit matin, l'on frappera à la porte de votre logis domotisé. On entrera, on ne vous brutalisera même pas — le temps du vol lourd des matraques au-dessus des cervelles aura passé, on saura être soft, on aura même presque l'air humain — mais on vous embarquera quand même.

Vous fuirez. Vous reviendrez. Vous ne saurez vivre sans le confort qui ne peut exister sans le conforme.

En tirant les fils des pelotes que tiennent en leur giron les plus ravalées, les plus raccrocheuses et les plus terrifiantes de nos Parques, Stéphane Beau nous tricote un futur assez crédible de bonheur conforme, et de désespoir absolu. Le grand feu de lucidité qui brûle Nathanaël est alimenté non du bois de ce fameux coffret, mais des mots vifs de ces penseurs disparus qui sont aussi, on le suppose, parmi les penseurs de prédilection de l'auteur. Ce feu consume celui qui s'y jette, mais n'éclaire personne, allume encore moins quelque grand brasier. Douché par la solitude et l'incapacité du corps à vivre de pensée seule, il ne s'éteindra jamais vraiment mais disparaîtra dans le suicide de Nathanaël comme l'explosion souffle la flamme d'un puits de pétrole incendié. Restera la petite braise dormante d'un livre épargné consciemment par l'inspecteur Miramont. Il y a dans ce geste frêle et tout d'absention, quelque chose de magnifique qui rachèterait presque, mais nul ne le sait et tout le monde s'en branle, l'humanité errante dans l'obscurité faite d'aveuglement qu'elle se crée sans cesse, pour son bonheur ou son contraire.

*

Je viens de rendre compte du livre, mais je ne l'ai pas vraiment discuté. Je n'ai fait qu'effleurer la dimension philosophique du bouquin. On pensera inévitablement à Farenheit 451 en lisant Le Coffret. On pourrait comparer. Il serait intéressant de confronter les idées avancées dans ce livre et la pensée rynérienne. Cela demanderait un effort de réflexion que je ne suis pas capable et n'ai pas forcément le temps de fournir ces temps-ci. Je me contenterai d'indiquer que pour Ryner aussi, le héros, celui qui ne veut suivre que sa conscience, de manière absolue, finit inéluctablement dans le mortier du contrôle social.


Présentation de l'éditeur :

Le Coffret, dont le thème est l’éventuelle disparition ou interdiction des livres, est le premier roman de Stéphane Beau.

Le coffret ne payait pas de mine. Trente centimètres de long, vingt de hauteur, autant en profondeur. En pin naturel, sans aucune fioriture. Le cadenas qui le fermait datait d’au moins une cinquantaine d’années, du temps où l’usage des clefs n’avait pas encore été aboli...

Références :
Stéphane Beau, Le Coffret. A l'aube de la dictature universelle, Editions du Petit Pavé, 2009, 148 p. ISBN : 978-2-84712-217-6. 15 €.

Vous pouvez lire les 40 première pages du roman ici.


(*) Ceux qui ne comprennent pas l'ironie peuvent aller voir ailleurs !

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S
<br /> J'ai bien aimé ce livre, qui nous propose une intrigue bien ficelée tout en nous ouvrant quelques portes de lectures et pistes de réflexions.<br /> <br /> <br />
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