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24 avril 2008 4 24 /04 /avril /2008 12:08

Suite et fin du chapitre IX de Prostitués. Le début est ici.


[Emile Trolliet] [Emile Faguet] [Louis Arnould] [Emile Gebhardt] [Charles-Brun] [Pierre Brun] [Camille Mauclair] [Fernand Gregh]

*
*  *

Voici un professeur moins connu et plus intéressant, J. Charles-Brun. Celui-ci est le professeur parfait et amorphe. Il serait insuffisant de le déclarer souple il est liquide ; et prend la forme de tous les vases.

La plus considérable de ses oeuvres publiées est un volume de vers français — car il fait aussi des vers occitans et peut-être des vers latins — intitulé Onyx et pastels. Plus encore que ne l'annonce le titre, les vers sont mièvres et précieux.

Le professeur supérieur pourrait faire autre chose aussi bien ou aussi mal que ce qu'il fait, dire le contraire de ce qu'il dit, et il trouverait un égal plaisir à se plier aux règles d'un autre jeu. Il prend je ne sais quelle paradoxale conscience de son inexistence et arrive à un détachement amusé. Volontiers il sourit de ce qu'il fait ou de ce qu'il va faire.

Il mêle les pédantismes ironiques aux pédantismes graves et écrit des préfaces qui détruisent ses livres. Cet art de ne point se prendre au sérieux est ce qu'il y a de plus précieux dans le professeur, sa dernière justice et sa dernière sincérité. Charles-Brun fait précéder ses poèmes d'un prologue où il blague et la manière qu'il adopte et celle qu'il aurait pu adopter.

Chez moi, déclare-t-il d'un ton railleur,

Point de ces vers brutaux, cadencés, drus, solides,
Et qu'on dirait cousins des grandes pyramides.

Son vers n'est que grâce envolée. Il est « plus doux, plus féminin ».

Il a des tons de nacre et des roseurs de chair,

Sa langue offre « des charmes indécis ». Les mots qui le séduisent sont ceux

Qui laissent deviner le sens, mais non sans peine.

Un peu d'obscurité n'est pas faite pour lui déplaire :

Un paysage est beau quelquefois sous la brume.

Peut-être même est-ce la brume seule qui est belle. Si elle supprime le paysage au lieu de l'estomper, le poète ne s'en plaindra pas, car

C'est donner clans le plus enfantin des travers
Que de vouloir ainsi chercher un sens aux vers.

La joliesse harmonieusement mariée des vocables ne suffit-elle pas?

... De voir un auteur jongler avec les mots,
Les faire travailler, sans un autre propos
Que de remplir le personnage d'acrobate,

cela semble bien valoir quelques applaudissements.

Je suis reconnaissant à Charles-Brun de n'être pas allé dans la pratique jusqu'au bout de sa théorie et d'avoir toujours fait dire à ses vers peu de chose sans doute, quelque chose cependant. Ni pensée, ni sentiment. M. Charles-Brun évite avec grand soin de telles banalités,

Car tout le monde a, plus ou moins, perdu son père,
Eté trahi par une femme, ou bien encor
Eu mal aux dents un jour qu'il ventait un peu fort ;
Et faire là-dessus une fade élégie,
C'est une chose en soi qui n'entend point magie,

Ce n'est pas que M. Charles-Brun bannisse du vers toute émotion.

Mais nous l'aimons qui soit légère et de bon goût.

Il veut

Peindre des sentiments que nul ne pense avoir,
Raffiner sa couleur et compliquer sa tâche.

Il veut surtout « chercher aux parfums des sens cachés » ; et il nous chante « le poème des parfums ».

Ce raffiné méprise « les formes arrêtées. » S'il admet les couleurs, il ne consent à voir que les plus pâles et il les pâlit encore d'allitérations mièvres. Pour qu'il daigne regarder une fleur, il faut qu'elle soit

Pâle éperdument de chères pâleurs

et une jeune fille ne le troublera que par une « pâleur divine » sœur de la pâleur des lys.

A vrai dire les nuances les moins vives lui sont encore trop brutales :

... Sans me prendre au charme des couleurs
C'est grâce à leurs parfums que j'ai chéri les fleurs.

Ils sont, ces parfums adorés, l'ébauche des sons et des musiques. Ils sont une expression bégayée, et séduisante, et comme enfantine, de l'univers ;

Tout peut, loin du réel, être enclos aux senteurs

Il aime « leur puéril symbolisme » et leur mensonge. Ils lui créent des illusions aimables, font sourire devant ses yeux heureux des vierges aux « charmes pâles »

Atténués aux teintes vagues des lointains.

Et M. Charles-Brun, d'un geste qui de sa part semble un peu vif, se jette à genoux en poussant ce cri d'amour :

O femme, toi qui n'es qu'une senteur perverse !

Où diable ça peut-il aller mettre le nez, un professeur ?...

Celui-ci se relève pour continuer, intarissable et subtil, à commenter les vers de Baudelaire :

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

Assez adroit ouvrier de mots et de nombres, Charles-Brun n'aurait pas grand chose à apprendre pour devenir un poète. Mais il aurait tellement à oublier ! Or un professeur ne perd jamais rien, mais épaissit chaque jour sa couenne d'érudition.

Charles-Brun est un esprit curieux et inconstant, capable partout d'une médiocrité agréable, mais à qui son habileté et même son talent ne créent jamais qu'une personnalité fuyante. Aussi volontiers que des vers pastichés, il écrit des opinions critiques, pourvu qu'elles ne soient pas compromettantes. Il lui arriva pourtant en une brochurette lourde de méthode sur l'Évolution Félibréenne de dire quelques paroles peut-être courageuses :

« Beaucoup, déclare-t-il, sont entrés dans le mouvement félibréen qui ne détestaient point une façon de plus de s'imposer à l'estime de leurs concitoyens ou qui tenaient à écrire dans leur idiome local des vers qui n'auraient pas mieux valu en français. »

Et encore :

« Que le félibrige soit tombé en discrédit et, pour ne rien céler, se soit même rendu un peu ridicule, il est regrettable qu'il y ait des félibres à ne s'en être point aperçus. »

Charles-Brun est félibre ; il n'appartient pas du moins au ridicule félibrige de Paris où pontifient toutes les semaines cinquante grotesques dont les plus connus sont Maurice Faure, ce sénateur ; Albert Tournier, ce député ; Batisto Bonnet, cette canaille ; Sextius Michel, ce gaga.

Mais Charles-Brun est surtout le plus adroit des conférenciers. Son esprit souriant à tout et son âme indifférente à tout lui permettent de s'assimiler rapidement n'importe quel sujet et de le traiter précisément avec les grâces de langage qu'attend son public. Il s'occupe volontiers des hommes et des choses d'oc. S'il en parle à Paris, il revêt l'air détaché et demi-railleur qui convient. En Occitanie, l'enthousiasme populaire et le son de sa propre voix suffisent à l'émouvoir jusqu'aux larmes. Et il a cette étonnante souplesse qui me paraît la marque même du conférencier : si une fée transformait l'auditoire d'un coup de baguette et, au moment ou Charles-Brun pleure en phrases rythmées, lui jouait le tour de métamorphoser ses bons limousins émus en parisiens gouailleurs, immédiatement Charles-Brun s'apercevrait du changement, et immédiatement Charles-Brun serait à l'unisson. L'applaudissement qui, tout à l'heure payait un accent convaincu, continuerait, rémunérant une clownerie de pensée ou d'expression. On ne saurait trop louer de telles vertus et moi aussi j'applaudis, comme au cirque.

Il a publié en plaquette deux harangues qui appartiennent à sa manière limousine et enthousiaste. Elles chantent en termes lyriques Bernard de Ventadour, « le poète ineffable de l'amour. » Immédiatement après cette qualification grandiloquente mais un peu vague, Charles-Brun, qui prévoit jusqu'aux moindres objections, s'écrie : « Et je n'entends point le perdre de la sorte dans une troupe mélodieuse de troubadours occitans qui chantèrent aussi la passion souveraine. » Cette phrase me fit espérer une définition critique du talent de Bernard de Ventadour. Mais un conférencier avisé sait combien son public appartient à l'instant et combien craint tout effort intellectuel. Les promesses sont toujours chaudement accueillies. Les réalités fatigueraient peut-être et Charles-Brun est un discoureur trop intelligent pour donner à son public autre chose que ce qu'il demande.

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Le souple professeur Charles-Brun à un frère roide et censeur.

M. Pierre Brun n'écrit ni en français, ni en iroquois, mais bien en universitaire. L'universitaire est une langue qui comprend, comme le grec, plusieurs dialectes ; mais ils sont plus difficiles à classer. Au point de vue syntaxique, on y distingue surtout l'aimable dialecte du que ajouté qui rend si séduisant le sourire de M. Brunetière, et le dialecte pirouette, que quelques-uns prétendent imité du Sainte-Beuve. Mais peut-être vaut-il mieux distinguer d'après le vocabulaire. On aura alors : 1° le noble dialecte puriste ou docile, celui qui repousse avec terreur d'affreux néologismes comme « pittoresque » ou « sympathique » ; et 2° le dialecte enrichisseur ou révolté, dont M. Jean Richepin fait la gloire.

M. Pierre Brun parle ce dernier dialecte, avec moins de hardiesse toutefois que le touranien de la rue d'Ulm. M. Pierre Brun ne fait pas d'effets de torse, pour cause, et les poids qu'il soulève n'effraieront personne. Il n'a pas eu le courage de refaire sa rhétorique sur la place Maub et s'est contenté d'étudier Lucien Descaves. Ce bon écolier dit couramment « emmuré » pour aveugle ou aveuglé et craint, élégant, que « l'amour-propre d'auteur ne l'ait complètement emmuré. » Les savants appelleront sans doute archéo-néologique cette variété timide du dialecte universitaire enrichisseur. La syntaxe de M. Pierre Brun s'efforce aux grâces du « pirouette » et ne tombe que par accident rare dans le « que ajouté. »

Le plus ancien livre de lui que je connaisse est un volume sur Savinien de Cyrano Bergerac. C'est, intéressante peut-être par le sujet traité et par l'abondance de la documentation, une thèse avec tous les mérites lourds et ennuyeux du genre. Une biographie consciencieuse s'efforce de remplacer la légende. Il en sort un Cyrano aussi héroïque et plus rarement violent, mélange curieux de bravoure et de douceur. Jamais ce grand duelliste ne se battit pour lui-même. Seulement il ne savait pas dire non et il servait de second à quiconque le lui demandait. Il partait pour le combat sans enthousiasme, parfois avec un peu d'ennui. Mais le choc des épées le grisait et il finissait par tuer des indifférents pour n'avoir pas osé chagriner par un refus d'autres indifférents. Amusante comme sa vie extérieure, l'histoire de son esprit, des amis qui l'entouraient, du milieu singulier qui transforma parfois son originalité native en monstruosité. Par exemple, dès que M. le docteur se met à résumer les livres de Cyrano, il convient de fermer sa thèse ; seul un mathématicien pourrait trouver l'abrégé plus court que les oeuvres analysées.

L'oeuvre maîtresse de M. Pierre Brun, ce n'est pas son gros livre sérieux sur Cyrano. Ce n'est pas non plus son étude sur Stendhal, pensum insuffisamment documenté d'une heure où l'universitaire manqua même de conscience. L'oeuvre maîtresse de M. Pierre Brun c'est un volume intitulé Autour du XVIIe siècle.

L'intérêt de ce livre n'est ni littéraire ni historique, mais proprement universitaire. M. Pierre Brun dispute à feu Gidel la gloire d'avoir découvert Pierre Bertrand de Mérigon, professeur de grec sous Louis XIII. Gidel arriva le premier. Mais en revanche M. Pierre Brun peut chanter — parlons universitaire — ce noble exegi monumentum : « Au lieu des dix publications que connaissait Gidel, j'en ai signalé dix-huit... Je précise, en outre, la biographie de Mérigon et établis de plus, avec le lieu de sa naissance, certaines dates de sa biographie. » C'est que ce Mérigon est un particulier bien précieux à connaître. « La banalité, nous dit M. Pierre Brun, voilà pour le fond de l'oeuvre la note dominante. » Quant à la langue, « c'est un gros et lourd assemblage de phrases boursouflées et engorgées de superlatifs. » L'aimable écrivain et délicieux à aborder, car son « gros et lourd assemblage de phrases boursoufflées et engorgées de superlatifs » s'efforce d'être, non point, comme chez les modernes universitaires, du vulgaire français, mais du grec, du grec, ma soeur ! D'ailleurs, parmi ses banalités, on découvre parfois des renseignements si intéressants... « Par lui nous savons que le vendredy vingt-septiesme jour de septembre 1630, le roi eut une fièvre très forte... que sa dysenterie était si forte qu'il fut à la garde-robe jusques à quarante fois dans vingt-quatre heures. » M. Pierre Brun, naturellement, se réjouit d'une telle découverte : « Détails un peu bas, sans doute, qu'on peut taxer de trivialité, mais qui nous ont paru ne point manquer d'intérêt et relever, dans une certaine mesure, cette pauvre figure de Louis XIII, en montrant sous sa Majesté effacée... » Je n'ai pas eu le courage d'achever la période ; j'ai fui sans regarder ce que M. Pierre Brun voulait me montrer sous la « Majesté effacée ». Quand j'ai repris ma lecture, j'ai commencé prudemment à la phrase suivante. La voici dans sa mélancolie : « Ce sera là peut-être tout ce qui restera de P. Bertrand de Mérigon. » Je souhaite bien sincèrement à M. Pierre Brun qu'il en reste autant de lui.

M. Pierre Brun, je crois l'avoir dit, est le frère de Charles-Brun ; mais ici on sent que Pierre est le plus Thomas des deux.

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Sortons des salles de soutenance et des odeurs universitaires. Visitons au hasard deux de ces écrivains qui essaient, parmi d'autres tentatives, d'exprimer des opinions critiques ou quelque chose qui y ressemble : un juré honnête, Camille Mauclair ; un juré aussi canaille et cynique qu'un juge (ça se rencontre quelquefois) le petit Fernand Gregh.

Camille Mauclair est l'auteur de contes qui sont presque toujours papotages gentils et gestes mièvres dans le salon mal éclairé de Madame Symbole. Il a publié des romans nobles et inquiets : le Soleil des morts, curieuse mais insuffisante résurrection de Stéphane Mallarmé et de son milieu ; l'Ennemie des rêves, naïve étude féminine, éblouissement et bégaiement devant l'idole. La meilleure de ses tentatives est à coup sûr l'Orient vierge, roman épique de l'an 2000. L'Orient vierge, comme tous les livres de Mauclair, intéresse d'espérance et conduit, à travers de belles pages pâles, à une déception. Il comprend deux parties, dont la première est admirable. Elle dit, vaste récit épique, la conquête de l'Orient par l'Occident. Au début, des délibérations qui ne paraissent point longues, parce qu'elles s'élancent noblement lyriques : les orateurs sont intéressants de vérité générale, vivants de vérité particulière. Puis des combats sont chantés d'un souffle qui ne se soutient pas mais qui par instants est singulièrement vaillant : même, une fois, en décrivant l'assaut de Delhi, Mauclair ajoute la couleur à ses dons ordinaires et la page est d'une poésie rouge et noire vraiment émouvante.

Mais, l'Inde soumise, le dictateur Claude Laigle est embarrassé de sa puissance trop universelle et qui n'a plus d'obstacle sur quoi s'exercer. Il lui faut une nouvelle entreprise, et d'un autre ordre. Il veut transformer sa conquête matérielle en conquête morale. Il y a dans ce pays une pensée, différente de la pensée européenne, mais peut-être fraternelle et non contradictoire. L'auteur nous traîne trop longtemps à la recherche de la mystérieuse Idée, excite notre curiosité jusqu'à la fatiguer, nous fait espérer et réclamer trop d'extraordinaire. Après la maladresse d'exciter nos exigences, il a la charlatanerie de les déclarer satisfaites. Il nous déclame en solennité, avec, autour de la Parole, beaucoup de miousic, de symbole et de mise en scène : « Les Hindous sont des Aryas comme les Européens. Les Européens viennent de l'Inde. » Claude Laigle s'acharne sur la précieuse idée qui lui fut plus difficile à conquérir qu'un continent. Il découvre qu'il faut revenir au berceau, mentalement, non physiquement, et que sa victoire est antinaturelle et précaire : les mouvements des peuples-vont toujours de l'est à l'ouest. Et il trouve la raison de cette loi dans le sens du mouvement de la terre. Cette dernière méditation, conduite avec art, m'apporterait d'agréables émotions intellectuelles si Mauclair ne m'informait qu'à ce moment le dictateur est rejeté dans la démence « par l'ironie des lois invisibles. » Si ces « lois invisibles » sont celles qu'il vient de découvrir, il me semble qu'il vient d'atteindre la sagesse ; s'il est dément, je désire qu'on m'indique les vraies « lois invisibles ». Cette confusion et les excessives promesses médiocrement tenues rendent la seconde partie hésitante et, malgré une certaine abondance d'idées et d'images, la font paraître vide.

Ce livre original, vigoureux parfois, ne forme point un ensemble solide. Visiblement, ce « roman épique » a été écrit trop vite. S'il est beau de concevoir de nobles ambitions, il convient de les réaliser sans hâte. Camille Mau-clair — je le crains — est de ceux qui se hâtent toujours et qui bâclent, qui manifestent par éclairs un réel talent, mais qui n'élèveront point l'œeuvre.

Ses essais critiques comprennent, outre un éloge déjà ancien et vraiment bien jeune de Laforgue, un volume très intéressant, l'Art en silence.

Trois chapitres de ce livre (L'esthétique de Stéphane Mallarmé, Le symbolisme en France, Le sentimentalisme littéraire et son influence sur le siècle), seront fréquemment pillés, rarement cités — pourquoi la goujaterie des professeurs se démentirait-elle ? — par les historiens du XIXe siècle littéraire. Précieux entre tous, les renseignements sur Mallarmé, poète ligotté dans un système, mais, semble-t-il, causeur admirable qui donnait à quelques amis son âme haute et sa pensée noblement paralysante. Puisqu'il parla dans un salon et non sur les places publiques, ceux qui l'entendirent nous doivent doublement de faire revivre ce Socrate sans familiarité.

L'art en silence ne vaut pas seulement par sa riche matière. Il vaut aussi par l'esprit ingénieux qui s'y déploie, par l'écrivain qui y « porte son manteau avec grâce et en homme libre ». Il vaut surtout par l'âme exquise et frêle qu'il nous livre mieux que les volumes antérieurs, mieux même que L'ennemie des rêves.

Paul Bourget est le plus en vue des disciples vils qui dans les noblesses dites n'entendent que de basses utilités et qui apprennent les philosophies et les littératures dans le même esprit qu'un futur comptable étudie l'arithmétique. Camille Mauclair est le disciple rare qui ne demande qu'à se donner. Sous les grâces indécises de son style on sent une pauvre âme flottante, mais avide de fixité belle et qui, si elle rencontrait dans le maître une lueur de divinité, dans le dogme un rayon d'amour, s'attacherait indéfectiblement au dogme et au maître, serait fidèle jusqu'au martyre, je dis jusqu'à la joie du martyre. Ah ! si Jésus venait à passer sur la route déserte, avec quel bonheur on jetterait derrière soi tout ce qui fait le bonheur pour la foule, en quelle extase on suivrait Celui qui serait la voie et la vie, et comme on laisserait indifférent les morts ensevelir les morts...

Hélas ! on n'a pas rencontré Jésus, l'âme blonde, l'âme d'amour ; on a rencontré une âme de stoïcisme, de dédain et de silence, un Zénon hégélien, Stéphane Mallarmé. On s'est donné, presque malgré lui, à ce maître qui ne voulait pas de disciples ; qui était fier d'esprit au lieu d'être doux et humble de coeur ; qui, loin de prêcher l'amour aux poses abandonnées, vantait l'individualisme et l'effort de se tenir debout. Il est mort, et on reste fidèle à sa personne. Mais on reconnaît son esthétique impraticable et, lentement, douloureusement, on s'écarte de cette paralysie.

On reste attaché — on le croit du moins — à sa doctrine morale. On répète encore des sentences individualistes et des formules stoïciennes. Mais ces lèvres ne sont point faites pour les paroles d'orgueil et au passage elles les attendrissent comme des aveux d'amour. L'âme de Camille Mauclair est une âme féminine.Elle a besoin d'appui. Son éthique, quand elle sera dégagée d'une influence contraire à sa nature, sera faite uniquement de tendresse, uniquement du besoin de donner et de recevoir. Et l'esprit délicieusement ressemble à l'âme. Il a besoin, lui aussi, de recevoir et de donner, de se sentir solidaire et fraternel ou plutôt dévoué et filial. Sa logique subtile et ingénieuse apporterait à une doctrine aimée bien des conséquences intéressantes ; mais comme il serait heureux qu'on lui fournit les principes premiers...

Rien n'est plus curieux que la transition que traverse Mauclair depuis quelques années et je sais peu de spectacles plus beaux que son pélerinage : parti d'un individualisme dont la noblesse le touche encore mais qui exige décidément trop de vigueur isolée et raidie, il va, non sans regret pour ce qu'il laisse, vers un altruisme qui semble lui promettre des joies moins rudes et de laisser son sacrifice moins inutile. Hélas ! notre action extérieure ne touche jamais qu'aux bas intérêts : nous pouvons quelque chose pour la sensibilité d'autrui — mais pourquoi ne mépriserions-nous pas la sensibilité voisine autant que la nôtre ? — nous ne pouvons rien pour autrui.

De plus en plus, je crois, Mauclair se donnera à l'altruisme décevant. Il refusera de comprendre l'inutilité nécessaire de tout geste qui ne revient pas vers son auteur en montant ; il renouvellera indéfiniment le geste par lequel on se donne, le geste par lequel on appelle. Qu'importe, d'ailleurs? Pourvu qu'on triomphe des parties basses de soi, il est presque indifférent de les sacrifier aux autres, ces idoles visibles, ou au Dieu inconnu que chacun porte à son sommet comme une lumière qui n'éclairera point la base de la torche.

Camille Mauclair me fait songer à la désolation de l'âme de Jean errante parmi un siècle où ne passerait nul maître divin. Et je suis tenté de lui dire : « Courage, Jean. La rencontre même de Dieu est indifférente. Si tu trouvais Jésus, tu serais heureux au lieu de souffrir. Mais ce n'est pas le bonheur qui importe ; et ton inquiétude, tu le sens bien, n'est pas moins noble que le repos sur son sein. »

*
*  *

Fernand Gregh, négociant précoce et enfant persistant, n'est pas seulement l'auteur de vers d'hésitation et de mièvrerie et de vers qu'il agite en vain pour les raidir comme des virilités adultes. Le co-inventeur de l'humanisme, le compère forain de Gaston Deschamps, fait aussi de la critique.

Par La fenêtre ouverte il donne un peu d'air à « la maison de l'enfance ». Mais c'est un garçon prudent et qui se gardera bien de sauter.

Il écoute seulement ce qui se dit alentour et ses petits doigts, aimables et gauches, envoient des baisers à tous ceux qui parlent. Il espère bien que des bonbons paieront ses gentillesses.

Il fait valoir ses petits gestes, affirme qu'ils ont de l'importance. Vous savez, dit-il, Bébé est poète ; et, quand on est poète, on est nécessairement critique. Cette vérité utile et glorieuse, il la démontre par de jolis raisonnements ingénus, par des exemples aussi : « Nous ne voyons, se pâme-t-il, que poètes doués du sens critique le plus exquis. » Parmi ces « poètes doués du sens critique le plus exquis », il cite, pour le choix de ses gendres, je suppose, M. de Hérédia.

Pouvez-vous aider beaucoup la belle âme commerciale de Fernand Gregh à atteindre ce qu'il appelle, en bavant de gourmandise, « les honneurs précis qu'ont inventés les hommes pour représenter cette chose impalpable qu'on nomme la gloire ? » Alors Fernand Gregh vous louera largement. Si vous ne pouvez encore l'aider qu'un peu, il vous dédiera — promesse qui doit vous mettre l'eau à la bouche — les éloges zézayés sur un autre. On a tant de gens à contenter, n'est-ce pas ? ou à faire patienter. Il ne faut rien laisser perdre. Tout est bon à porter une dédicace. Quand la petite Fernande donne ses baisers à Henri de Régnier, miché sérieux et académique, elle fait de l'oeil à Gabriel Trarieux, puissance future. Et, pendant que sa langue lèche les pieds élégants d'Anatole France, sa menotte gesticule de petits bonjours à Eugène Montfort : « Attends, semble dire la petite main gentille, ma bouche est occupée pour le quart d'heure. Mais ton tour viendra, et tu verras comme c'est bon. »

La langue est pourtant maladroite et chatouille d'une façon qui serait désagréable à un épiderme sensible. Vous me direz que, sous l'éloge, un poète est bardé comme un pachyderme et qu'il faut gratter fort pour qu'il grogne un remerciement. Aussi je ne rirai pas trop de « la parenté qu'offre M. de Régnier avec le pur poète d'Eloa et de la Maison du Berger ». Des excuses de commerçant ne sont pas une satisfaction et nulle amende honorable ne laverait Gregh d'une telle phrase.

Pour louer des vivants utiles, son inconscience insulte tous les grands morts. Après Vigny abaissé jusqu'à Henri de Régnier, voici Balzac qui devient un demi Anatole France. Oui, vraiment, le prétendu critique ose dire que les bavardages élégants de M. Bergeret, philosophe ingénieusement superficiel et romancier impuissant à créer un caractère, le font songer, ébloui, à « du Montaigne... dans du Balzac ».

Plus rien ensuite ne peut m'étonner chez Fernand Gregh, et je remarque à peine la perversité d'odorat grâce à laquelle en se penchant sur cette pourriture qui a nom Annunzio, le pauvre petit « respire le parfum d'une âme ».

Généralement ce qu'il dit est moins inattendu. Il regarde d'un peu loin les objets de ses dithyrambes, il prend volontiers le Pirée pour un homme, un singe pour un Dieu et Anatole France pour Balzac. Mais, d'ordinaire, il ne se fie pas à ses propres yeux. Il lit les critiques avec une grande bonne volonté assimilatrice, et les professeurs loueront la docilité avec laquelle le cher enfant ânonne sa leçon. Il répète ce qu'ont dit les autres et sa souplesse pasticheuse nous rend en grimaces les sourires qui eurent du succès. Son article sur Paul Desjardins, par exemple, est du Jules Lemaître pour imbéciles, comme le fameux Menuet était du Verlaine pour Gastons Deschamps. A propos de Verlaine lui-même, il délaie en quelques pages un mot de Charles Maurras que je répète de mémoire — car l'élève pillard ne cite pas toujours ses maîtres — sur « le catholique aux cuisses de faune ».

Signalerai-je plus longuement la banalité de ce louangeur à gages qui commence volontiers par des formules telles : « On a beaucoup parlé du Feu » ; « On a beaucoup parlé des Tenailles »? Daignerai-je lui indiquer quelques-unes de ses erreurs les plus grossières ? Dans une étude sur Henri de Bornier, il nous prouve qu'il n'a même pas su lire la liste des ouvrages de son auteur. Il attribue à ce pauvre mort, qui a bien assez de peine à se faire pardonner ses propres péchés, la Moabite, qui est de Paul Déroulède, Monsieur, comme le Menuet est de Fernand Gregh.

J'aime mieux louer les progrès du cher enfant qui « commence à comprendre la vérité de ces formules apprises au collège ». Je lui demanderai toutefois de se rappeler, quand il écrit la seconde page, ce qu'il a dit dans la première. Il est des incohérences et des contradictions inexcusables, même chez un si jeune élève. En voici une, entre autres, mon pauvre petit. Vous nous exposez longuement que, dans La Course du flambeau, Paul Hervieu a démontré ceci : « Les générations successives qui se passent la vie, quasi cursores lampada... (Bravo pour la citation), regardent toujours en avant, jamais en arrière : nul amour maternel, par exemple, n'est payé de retour ». Et vous nous dites un peu plus loin, cher étourdi : « La philosophie de l'œuvre... c'est le réalisme psychologique de La Rochefoucauld, la théorie de l'égoïsme mobile de toutes nos actions » . Croyez-vous sérieusement l'amour maternel plus égoïste que l'amour filial et que votre maman est petit Fernand plus que petit Fernand n'est sa maman ?...

Allons, bébé, ne pleurez pas. Ça n'est pas grave. L'important, c'est que vous avez comparé M. Paul Hervieu à La Rochefoucauld et que vous avez déclaré notre académicien très dix-septième siècle. Ça fait toujours plaisir, ces choses-là. Comme vous avez été charmant pour d'autres habits verts et pour leurs gendres, je vous promets, mon cher enfant, qu'on ne vous oubliera pas à la prochaine distribution des prix.

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