Cette conférence a été publiée à la suite de la Petite causerie sur la sagesse. On s'y réferera pour plus de détails sur l'édition.
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à la Manifestation Artistique organisée le 31 Octobre 1921
par « Le Syndicaliste des PTT »
Mesdames, chers camarades,
Je ne vous apprendrais rien si je vous disais combien il est impossible de refuser quelque chose à l'ardeur, à l'enthousiasme et à la belle cordialité de notre camarade Maurelle ; mais je vous étonnerai, sans doute, et je me ferai peut-être accuser de présomption en vous avouant que j'ai essayé de résister à cet irrésistible. Lorsqu'il m'a demandé de, venir parler, ce soir, avant le beau concert que nous allons applaudir ensemble, j'ai été un peu effrayé de mon insuffisance et j'ai tenté de reculer.
Je me suis excusé d'abord sur un rhume qui n'est pas complètement passé, mais qui était encore plus fort qu'aujourd'hui, et j'ai expliqué combien il serait pénible d'entendre ma voix enrouée.
Je remarque en ce moment, - je ne l'ai pas remarqué alors, - qu'on ne m'a pas répondu sur ce point, et; sans doute, c'est qu'on ne pouvait pas me dire la réponse intérieure qu'on se faisait.
On ne pouvait pas me dire : Il faut des ombres à un tableau et quelques paroles prononcées d'une voix rauque et enrouée ne feront que mieux ressortir la beauté de la musique.
Encore que la musique et les artistes que vous allez applaudir n'aient pas besoin d'un tel contraste et d'un tel artifice, je comprends cependant ce calcul, tout naturel chez un organisateur.
Je continuais en déclarant avec humilité que je suis tout à fait incompétent, tout à fait ignorant pour tout ce qui concerne la musique.
Mais Maurelle m'a répondu avec un accent qui m'est allé au coeur - moi aussi je suis du Midi ! - : « Vous ne parlerez pas de musique; vous parlerez de ce que vous voudrez à ces jeunes gens. »
Ce dernier mot a emporté mes résistances.
Ah ! ai-je dit, si la plus grande partie de l'auditoire doit être composée, de jeunes gens ! ...
Eh bien ! non, camarades, ce n'est pas tout à fait cela que j'ai dit ; je suis en train de déformer les faits comme un vulgaire historien !
J'ai dit - j'hésite à vous le répéter - : Ah ! si nous devons être entre jeunes gens ! Je ne voulais pas vous le répéter parce que je savais que je soulèverais quelques rires ; mais j'ai songé ensuite qu'il est sans, inconvénient de soulever certains rires et d'y répondre en riant.
Camarades, ceux d'entre vous qui ont ri ne me connaissent sans doute pas beaucoup, et par effet de l'éloignement et de je ne sais quel jeu de lumière, ils s'imaginent que je porte une barbe blanche. Ceux qui me connaissent bien savent qu'ils se trompent ; je porte ce que les poètes du Moyen Age appelaient une barbe fleurie de jeunesse, d'une jeunesse, certes, qui dure depuis longtemps, mais qui, je l'espère, durera encore, durera autant que moi.
Camarades, est-ce que je prendrais le mot jeunesse dans un sens extraordinaire et inattendu ? Pas du tout ! Je le prends dans le même sens que vous-mêmes lorsque vous consentez à savoir ce que vous savez, lorsque vous consentez à vous souvenir de votre expérience de fonctionnaires, de citoyens, d'hommes, et à reconnaître dans toute parole officielle un mensonge !
Il y a des gens qui sont jeunes malgré l'état civil, d'autres qui, malgré l'état civil, ne le sont pas, et ce n'est pas sur la mine qu'il faut les juger.
L'état civil est aussi menteur que le calendrier !
Quand je veux savoir si la journée sera belle et si je puis aller la passer dans les bois, je ne me demande pas dans quel mois nous sommes ; je regarde directement le temps qu'il fait.
Quand je veux savoir si un homme est jeune, je ne lui demande pas la date de sa naissance : j'éprouve sa jeunesse.
Pour le calendrier, on est au printemps exactement à partir du 20 mars - on nous dit même l'heure et la minute - et le printemps finit exactement le 21 juin - on nous dit aussi l'heure et la minute.
Combien de journées d'avril ou de mai nous avons rencontrées maussades, tristes, froides, hivernales; combien de journées de juin, torrides et âpres comme l'été lui-même.
Parfois même, un printemps tout entier est un faux printemps, un printemps tout entier est pluvieux et pourrit dans la terre les semences des moissons et fait couler sur les arbres les fruits de l'automne futur. Ainsi, il arrive qu'une génération toute entière est sans jeunesse, sans beauté, sans générosité, sans fécondité. Or, le mensonge de jeunesse me paraît prendre deux formes différentes.
Il y a des hommes de 20 ou 25 ans qui peuvent être des enfants attardés ; il y en a d'autres qui peuvent être de précoces vieillards.
Dans le premier cas, rien n'est perdu ; ils sortiront un jour ou l'autre de cette enfance ; dans le second cas, je crois qu'il faut désespérer.
Mais qu'est-ce donc que l'enfant, le vieillard, le jeune homme ? Enfance et vieillesse « les extrêmes se touchent » dit un proverbe ; enfance et vieillesse, si nous les opposons à la jeunesse, ont des caractères communs. Enfance et vieillesse sont des faiblesses, des docilités, et des obéissances, tandis que la jeunesse se manifeste par la force et par l'indépendance.
Les deux âges extrêmes sont des faiblesses et des obéissances mais qui, si nous les regardons d'un peu près, diffèrent cependant singulièrement : l'enfance, une faiblesse qui va vers la force, et l'épanouissement et qui est, si j'ose dire, le réceptacle de la force future ; la vieillesse, une faiblesse que chaque jour alourdit et qui s'en va vers le repos final, vers l'immobilité définitive.
La jeunesse, c'est la force et l'énergie, c'est la désobéissance, l'indifférence aux ordres et aux mots d'ordre.
L'enfant obéit : il obéit dans une sorte de naïf éblouissement. Plein de confiance en ceux qui sont venus avant lui dans la vie, n'ayant pas de point de comparaison, il prend le présent pour l'éternel, le fait pour l'idéal, la loi même pour le droit.
Le vieillard connaît les tares de son époque, les lacunes de son temps, les infamies qui l'entourent ; mais il les accepte pour en tirer quelques avantages personnels et solitaires, quelque chose qui réponde à ses pauvres besoins étroits, frileux, recroquevillés ! Mais quelle tristesse pire nous éprouvons devant l'être qui, je ne sais comment, monstrueusement, - et cependant il est bien commun, - se manifeste à la fois enfant et vieillard.
Enfant je l'ai été tant que j'ai obéi à des mobiles étrangers ; vieillard je le serai, s'il arrive qu'un jour j'obéisse à des mobiles égoïstes et arrivistes.
Le soldat qui obéit en croyant accomplir son devoir est un enfant ; le lieutenant qui obéit au capitaine et au général pour le bas plaisir et la vile revanche de commander au sous-officier et au soldat est un vieillard.
Mais le monstre, dont je vous parlais tout à l'heure et qui nous remplit le plus de tristesse, celui qui unit indénouablement, comme en un baiser et un noeud de vipères, enfance incurable et vieillesse, c'est celui qui, cherchant des avantages purement personnels et solitaires, voit ces avantages dans les plus ridicules apparences. Comment, en effet, ne considèrerions-nous pas comme un enfant et comme un vieillard l'imbécile qui recherche, par exemple un ruban, un fauteuil d'académie ou n'importe laquelle de ces distinctions que Flaubert appelait justement : « Les honneurs qui déshonorent ».
Le jeune homme est celui qui n'obéit qu'à sa conscience, à sa raison et à son coeur.
En face du Présent, l'enfant obéit avec naïveté et avec éblouissement ; le vieillard accepte le Présent pour l'utiliser d'une façon, en quelque sorte, industrielle.
Le jeune homme se dresse en face du Présent comme en face d'une matière à laquelle il va s'efforcer de donner sa forme. Devant la jeunesse, le Présent tremble comme le marbre tremblait, dit-on, devant Michel-Ange.
La jeunesse est la seule force de renouvellement, la seule force révolutionnaire.
Chaque fois qu'il y a eu une véritable jeunesse chaque fois qu'il y a eu un certain nombre d'hommes qui n'obéissaient qu'à leur conscience, il y a eu un changement profond, une révolution; le monde derrière eux s'est trouvé transfiguré. Mais, hélas, il y avait dans cette jeunesse même des faiblesses et des impuretés, il y avait je ne sais quelle impatience puérile, il y avait aussi un peu de dureté et de cruauté séniles.
Jusqu'ici, toutes les révolutions ont été accompagnées de quelque chose qui n'était pas jeune, d'un mélange d'enfance et de vieillesse, et c'est pourquoi la génération qui a suivi a reculé horrifiée devant ce qui avait été fait. C'est pourquoi toute révolution a été suivie d'une réaction.
Camarades, tâchez d'être des jeunes réels, des jeunes uniquement, sans mélange d'enfance et de vieillesse, et alors vous ferez la révolution qui ne sera pas suivie d'une réaction, alors vous n'aurez pas changé le monde pour quelque temps, vous l'aurez changé définitivement et vous l'aurez sauvé.
Remarque : Joseph Maurelle, ami intime de Han Ryner, relata ses derniers instants dans un livre : La Mort de Han Ryner (disponible auprès des Amis de Han Ryner).